C’était dans le Lauragais de ces temps reculés qu’on nomme autrefois sans trop savoir où cela ne commence ni ne se termine. Pour être plus clair, c’était il y a longtemps.
Timoléon était un de ces garçonnets qu’on voyait arpenter les chemins sinueux, disparaître derrière les haies de cades et surgir à nouveau près des genets. « Il file plus vite que le vent d’autan », disait-on dans la région lorsqu’on l’apercevait. De l’école au champ, du champ à l’étable, de l’étable à ses jeux d’enfant, courses folles dans les herbes hautes et moulinets près du ruisseau, sa vie de jeune paysan était cadencée par les saisons.
A l’approche de Noël, il demanda à sa grand-mère :
— Dis, menina, si nous n’étions pas aussi pauvres, qu’est-ce que tu voudrais manger le jour de Noël ? Quelque chose de rare, quelque chose d’exceptionnel ?
La vieille femme sourit. Ses pupilles s’élevèrent un peu lui donnant un air malicieux. Elle sembla réfléchir quelques fractions de seconde avant de répondre :
— Du millas !
L’enfant ouvrit des yeux tout ronds de surprise.
— Mais enfin, menina, tu te moques de moi. Du millas, nous en mangeons souvent. De la farine de maïs de l’eau et… ton savoir-faire. Tu le prépares si bien… Non je pensais à quelque chose de plus…
— Mais pas n’importe quel millas, mon pichon. Je voudrais savourer à nouveau celui de mon enfance, il était tellement…
— Qu’est-ce qu’il avait de si différent ?
— Il venait du moulin de la Peyra, la farine était si fine que le millas avait une saveur incomparable, un goût que je n’ai jamais retrouvé. On ne prenait que la fine fleur de la farine, le reste on le gardait pour les mauvais jours. Aujourd’hui les moulins sont presque tous immobilisés et la farine n’est plus la même qu’alors.
Timoléon sentit cette vague de nostalgie qui submerge parfois les adultes lorsqu’ils parlent des temps révolus. Et il se résolut immédiatement à faire quelque chose pour faire plaisir à sa grand-mère.
Dans le plus grand secret, il s’en fut dans la grange récupéra un petit sac de toile qu’il remplit de maïs autant que ses forces lui permettaient de soulever. Il jeta le sac sur son dos comme il l’avait vu faire tant de fois lors des battages et s’en fut à travers la campagne. Le moulin de la Peyra fonctionnait encore, il le savait non pas parce qu’on vantait la qualité de sa farine mais parce qu’on disait que le molinièr avait un véritable caractère de cochon. Il y avait - quoi ? -quatre ou cinq collines de distance.
Lorsqu’il arriva, le meunier était justement en train de refermer son moulin avec une grosse clé métallique qu’il tournait dans la serrure de la lourde porte de bois.
— Oh molinièr, tu t’en vas déjà ?
— Eh oui pichon, c’est rare, bien rare chez nous mais il n’y a pas une once de vent ni Cers ni Autan, je ne peux pas travailler.
Timoléon afficha une mine si triste, cachant mal sa déception, qu’elle interpela le meunier.
— Et toi qu’est-ce que tu fais là ?
— Je venais pour ma menina, elle dit que dans son enfance la farine de ce moulin était si fine, que grâce à elle on faisait le meilleur millas qui existe.
Le meunier se rengorgea.
— C’est bien possible. La pierre des meules est si dure qu’on ne les a pas changées, mon père et le père de mon père faisaient déjà de la farine avec. Mais… je ne peux pas t’aider, petit, j’ai désentoilé les ailes et je rentre chez moi, faute de vent. Et m’est avis que cela va durer encore un jour ou deux…
L’enfant soupira profondément, accablé par le constat. Il n’avait pas fini d’expirer que le vent d’autan, capricieux comme on le sait, vint chatouiller ses narines.
— Oh ! s’exclama-t-il. Tu sens, meunier ? Il se lève !
L’homme lissa ses bacchantes entre pouce et index, scruta l’horizon.
— Ça alors ! C’est une malice de vent… ça ne va pas durer.
Timoléon avait soulevé ses sourcils, reprenant soudain espoir.
— Oh non non non, n’y pense même pas ! lui opposa l’homme immédiatement comprenant son dessein.
— Mais c’est pour ma menina.
— Je n’ai pas les meules au maïs et j’ai enlevé les toiles, je te l’ai dit : n’insiste pas. File d’ici, galapian !
Timoléon se mit à pleurer à chaudes larmes. Le meunier bourru en fut attendri.
— Je ne sais pas combien de temps encore vivra ma menina et ce souvenir de l’enfance aurait été un de ses plus beaux cadeaux. Il n’y a que toi qui peux le lui offrir. Et puis, si tu savais, reprit l’enfant, comment ma grand-mère fait le millas !
— Comme tout le monde, j’imagine…
— Encore mieux que ça… parce qu’elle a un ingrédient secret. Cela rend sa recette meilleure que celle de tous les autres.
La curiosité du meunier fut piquée au vif. Gourmet et gourmand, il aimait le millas qu’il préparait lui-même mais… le meilleur millas de tous. L’eau lui venait à la bouche…
— Un ingrédient secret ? s’enquit-il.
— Oui, répondit le gamin effrontément, les bras croisés sur sa poitrine, un pied posé sur le sac de maïs devant lui.
— Tu le connais, toi, cet ingrédient ?
— Évidemment… Quand la menina se met à faire le millas, c’est tout une cérémonie. Moi je m’installe sur le cadieron près de la cheminée pour la regarder faire. Quand l’eau frémit, elle met progressivement la farine bien tamisée et tourne avec sa cuillère de bois.
— Et puis ?
— De temps en temps, elle me fait rajouter du bois dans le feu mais… pas trop. Sinon elle repoutègue parce que ça boue trop.
— Et ?
— Eh bien au fur et à mesure qu’elle la remue et qu’elle chauffe, la pâte s’épaissit et devient de plus en plus difficile à touiller. Elle a très peur de coquèls.
— Ah oui, elle a raison, rien de pire qu’un millas avec des grumeaux ! Et l’ingrédient secret ? A quel moment elle l’introduit ?
— Attends, molinièr, tu es trop pressé !
— Alors la pâte s’épaissit. C’est le moment où elle cale le chaudron avec une grosse pierre pour ne pas qu’il se renverse… Evidemment, elle a préparé sa table sur laquelle on va le renverser… Elle seule sait lorsque c’est prêt ! Elle sent à la texture de la croûte au fond du chaudron… Alors elle dit : « c’est maintenant ». ça, ça veut qu’il fait l’aider à renverser le contenu du chaudron et l’étaler régulièrement sur la table…
Le meunier semblait vraiment s’impatienter.
— Mais il est trop tard pour l’ingrédient supplémentaire ?
— Ah non ! affirma l’enfant avec l’assurance d’un roi. Mais si tu veux le connaître…
Timoléon baissa les yeux vers son sac de maïs puis les posa sur les ailes du moulin. Le meunier bougonna mais la curiosité était la plus forte déjà il déverrouillait la porte du moulin. L’enfant le regarda réentoiler les ailes majestueuses, il entendit ensuite de longues manipulations, entrechocs de fer et de pierre. Enfin, au bout d’un long moment, il reparut dans l’encadrement de la petite porte.
— Je suis prêt ! dit-il. Donne-moi ce sac de maïs.
Il déverrouilla le mécanisme et la rotation du mécanisme intérieur se mit en branle, le grain doré céda bien vite sous les assauts de la pierre gourmande.
— Ça y est ? ça y est ? demandait l’enfant émerveillé à intervalles réguliers.
— Attends, attends, tu es trop pressé, pichon.
Ce ne fut qu’au bout d’un long moment, que le meunier aida l’enfant à récupérer la fameuse farine, un trésor de finesse au-dessus duquel s’élevaient de petites volutes blanches tant elle était légère. L’enfant referma le sac de toile et remercia le meunier avant de filer aussi vite que le vent.
— Hé attends, petit ! Et l’ingrédient alors ?
— Le même que celui que tu as utilisé tout à l’heure !
— Je ne comprends pas ?
— Tu te souviens quand tu m’as dit que j’étais trop pressé ? L’ingrédient c’est la patience. La menina dit toujours que lorsqu’on veut faire du millas, il ne faut pas être pressé si on veut qu’il soit bon. La lenteur, c’est la lenteur, le secret… Allez, adieu meunier et merci.
— Adieu pichon.
Le petit s’arrêta pourtant après quelques pas.
— Qu’est-ce que tu fais pour Noël ?
L’homme se rembrunit.
— Rien… je ne fais rien pour Noël. Je ne fête jamais Noël.
— Eh bien, viens à la borde, celle après le grand bois, nous t’attendrons et tu goûteras le millas au goût de lenteur…
— Mais je…
— Ta ta ta…. On t’attend…
La grand-mère fut émerveillée à la vue de la farine du moulin de la Peyra. Emue aussi.
Et quelques jours plus tard, alors qu’on entendait le Nadalet au clocher, le meunier vint, un sourire affiché sous ses longues moustaches, et s’installa autour de la table familiale à la métairie.
On ne sut si c’était le savoir-faire de la menina, celui du meunier ou le fait que ce millas fût partagé dans la plus grande convivialité mais il fut en effet le meilleur que chacun avait jamais mangé.
Et dès lors, tant que dura son activité, chaque année à Noël, le meunier avait sa meule au maïs.
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A vous tous lecteurs, je souhaite d'excellentes fêtes de fin d'année, chaleureuses et conviviales.
Sébastien
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