Germain passait tous les jours près des champs d’orge. Ils murmuraient sous le vent et tandis que juin mourait peu à peu, leurs têtes allaient s’inclinant chaque jour davantage. Ils avaient abandonné, depuis longtemps déjà, leur couleur verte aux assauts du soleil.
Suivant un chemin hasardeux au milieu des céréales, Germain s’enfonçait de quelques dizaines de mètres dans la parcelle, arrachait un épi ou deux, évaluait dans sa main l’état de la maturité. Il dépouillait ensuite les grains de leur enveloppe et testait leur résistance sous l’ongle ou la dent. Il envisageait ensuite avec précision la couleur, ce ton de jaune ocre indéfinissable qui déterminait le début des travaux. Les moissons ne tarderaient plus.
Toute la difficulté résidait dans le choix du moment. Les céréales ne devaient pas être en surmaturité mais il fallait savoir aussi les soustraire à temps aux caprices météorologiques qui auraient pu nuire de façon fatale à leur qualité. Les orages de saison lorsqu’ils surgissaient sur le Lauragais pouvaient parfois se révéler dévastateurs pour les céréales en fin de cycle.
Les blés eux bénéficiaient d’un sursis de quelques semaines encore.
Pour les récoltes, tout était une question de temps, de moment… Choisir le bon moment…
Au cours des derniers jours du mois, Bacquier fit rappeler Germain pour un nouvel échange dans le bureau de sa grande maison.
— Germain, je me suis décidé. Nous allons d’ores et déjà prospecter. Et l’opération se réalisera à l’automne, avant le début des labours, plus tôt si nous trouvons la bonne affaire. Je vous le confirme.
Germain Bourrel ne voulait rien entendre d’autre. Il quitta la grande maison des Bacquier mû par un enthousiasme nouveau, une joie indescriptible qu’il avait toutes les peines du monde à contenir. Il repartit à pied à travers champs en exultant. Il faisait de temps en temps un petit saut débordé par la liesse causée par la bonne nouvelle. Cet état lui arrachait même par instants des rires nerveux ou des petits cris. Il lança même sa caquette en l’air. Elle s’accrocha à la plus haute branche d’un poirier sauvage et il eut toutes les peines de monde à la récupérer gêné par un fou-rire inextinguible. Un passant qui l’aurait entendu pouffer seul aurait pu penser qu’il était pris de démence. Il ne l’était pas, il était heureux.
En marchant, il réfléchissait à la façon d’annoncer l’événement à tout son clan. La nouvelle méritait de la solennité et Germain, pourtant peu habitué aux annonces pompeuses, souhaitait ménager l’effet de surprise.
Bien que l’andain des derniers foins de la première coupe l’attendît, il fallait le retourner pour un séchage complet, il décida de faire un détour pour prévenir chacun des siens qu’une réunion familiale extraordinaire se tiendrait le soir même.
Il fit donc étape à la vigne où Léonce relevait des ramures pendant qu’Elia arrachait de l’herbe.
— Le patron et moi venons de discuter. Il a pris une décision.Ce soir après le repas, on s’installera tous à la fraîche il faut qu’on parle…
— Qu’est-ce que c’est que ces fantaisies ? s’étonna Léonce. Si tu as quelque chose à dire, tu ne peux pas le faire directement sans tous ces chichis ?
— Papa, sois patient.
Elia avait souri, Léonce s’était remis à la tâche affichant un air agacé tandis qu’il levait les yeux de temps à autre pour regarder son fils s’éloigner.
Germain fit ensuite un détour par le champ au bord du Rioulet où Hélène et Gabriel sarclaient des rangées de maïs depuis le matin. La jeune fille l’aperçut en premier et le désigna à son frère, intriguée par cette présence inhabituelle pendant les travaux.
— Papa ! Qu’est-ce qu’il se passe ? s’inquiéta-t-elle lorsque Germain fut à portée de voix.
— T’en fasces pas ! (*) répondit-il en souriant
— Je rentre de chez Bacquier. J’ai une grande nouvelle à vous annoncer…
— Laquelle ? s’écrièrent-ils en chœur avec l’enthousiasme de la jeunesse.
— Il vous faudra un peu de patience encore. Je vous expliquerai tout ce soir après le repas…
— Oh non papa !! si te plai ! si te plai ! diga nos ! Diga nos ! (**)supplia Hélène
— Un peu de patience ! Ce soir…, lui sourit Germain
Il remonta ensuite vers la Borde Perdue. Louise venait de sarcler les haricots au potager et rentrait pour jeter un œil à l’étable au moment où Germain arriva dans la cour de la métairie.
— Louise ! Tu ne devineras jamais ! Ce soir… ce soir… après le repas, nous nous réunirons… J’ai quelque chose à vous annoncer…
— Vraiment ?
— Oui, je rentre de chez Bacquier et…
— Alors, si tu le permets, j’en profiterai moi-aussi. Je voudrais partager une nouvelle avec vous.
La surprise de Germain fut telle qu’il ne sut que répondre, interloqué.
— Oui, lui dit Louise, le regard baissé. Mais je te laisserai parler le premier.
— Tu ne veux pas m’en dire davantage, Louise ?
— Ce soir, Germain, ce soir…
* * *
Quand le soir descendait, en été, à la Borde Perdue, le spectacle du Lauragais qui déclinait ses tons ocres et orangés sous les derniers rayons du soleil coupait le souffle. Pourvu qu’aucun vent, ni cers ni autan, ne vînt troubler l’instant, s’ajoutaient aux lignes des collines et à l’horizon pyrénéen, les commentaires répétitifs des grenouilles au loin dans les mares ponctués par les cris aigus des chouettes et des salamandres. C’était l’heure indolente à laquelle les murs de pierre restituaient un peu de la chaleur estivale accumulée tout au long de la journée.
La soirée de l’annonce Germain était peut-être plus douce encore.
Léonce était arrivé en premier avec sa chaise qu’il avait installée dans l’herbe et avait profité de l’instant pour laisser ses yeux se perdre au loin alors que la lumière déclinante diluait les détails des paysages dans de grandes masses informes. Il fut progressivement rejoint par tous les autres membres de la famille. Les jumeaux s’assirent dans l’herbe, Louise avait rapporté deux autres chaises pour Juliette et Elia tandis que Germain avait mobilisé quelques souches de bois qui traînaient là en guise de sièges improvisés.
Ce sont les derniers moments de calme, analysa Léonce, on voit trop les Pyrénées, cette le nuit le vent d’autan va se lever… Il soufflera fort…
— Quel dommage il fait si doux, regretta Hélène.
Le clan Bourrel était maintenant réuni. Juliette, la mère de Léonce, avait été installée le plus confortablement possible sur une chaise calé contre l’arbre.
— Bon alors fils, entama Léonce, tu vas lever tous ces mystères que nous puissions ensuite aller nous coucher ?
— Un peu de patience, papa...
— Si c’est pour nous dire que tu vas te marier on le sait déjà, plaisanta Gabriel.
— C’est fini oui ? rétorqua Germain d’un air faussement sévère
— Alors, qu’est-ce qu’il se passe ? insista Elia.
Germain prit sa chaise et s’y installa à califourchon, les bras sur le dossier.
— Je suis allé chez Bacquier deux fois car il voulait m’entretenir d’un sujet particulier. Je n’ai pas voulu vous en parler avant pour ne pas vous faire de fausse joie ni créer de fol espoir mais l’échange que j’ai eu ce matin m’a rassuré…
— Alors ? s’exclamèrent les jumeaux exactement synchrones
— Alors Bacquier semble plutôt satisfait de la façon dont nous avons repris la Borde Perdue, il voit bien le travail que nous menons tous ensemble sans ménager notre peine… Et, à peine six mois après, il veut nous donner un gage de confiance…
— Il renonce à sa part de récolte ? persiffla Léonce
— Papa… Non, il ne renonce pas à sa part de récolte mais il veut nous faciliter le travail. Aussi il a décidé de nous équiper d’un tracteur…
— Un tracteur ! s’enthousiasma Gabriel. Comme dans ces grandes fermes que j’ai vues près de Revel ou de Castelnaudary ?
— Il s’agira dans un premier temps d’un tracteur d’occasion… pour voir.. pour essayer puis nous verrons a dit Bacquier… Cela nous permettra d’organiser notre travail autrement, peut-être vers plus de rendements et de diversification… Mais ne nous emballons pas. Essayons d’abord… Papa ? Tu ne dis rien…
Non, Léonce ne disait rien. Il ruminait.
— Tu sais ce que je pense de ces engins. Ils vous rendent fous vous, la jeunesse, mais je ne crois pas que ce sera la révolution qu’on dit. Avec tout ce carburant nécessaire, les coteaux qu’on a dans le Lauragais, les petites parcelles, je pense que vous reviendrez bien vite vers les bœufs. Si Dieu me prête vie, je serai là pour vous dire que j’avais raison…
— Pépé, on ne peut pas partir comme ça, s’offusqua Gabriel, il faut essayer…
— Ca ne me dit rien de bon mais je ne demande qu’à être convaincu… Et puis qu’est-ce qu’on va faire des bœufs ? Où on va le ranger cet engin ?
— Papa, une chose après l’autre. Oui, il va falloir installer une cuve à fuel, trouver un endroit pour l’abriter, nous avons un peu de temps devant nous… Mais c’est une proposition qui ne se refuse pas…
— Germain a raison, s’interposa Elia, il faut essayer et nous saurons.
— Je prierai pour vous, ajouta simplement Juliette que cette perspective soudaine de mécanisation déboussolait.
Le silence se réinstalla un instant. Chacun intégrait la nouvelle et se projetait dans l’avenir.
Puis Louise prit la parole à son tour :
— Moi aussi, je voudrais vous annoncer quelque chose…
A suivre…
(*) Ne t'en fais pas !
(**) S'il te plaît ! S'il te plaît ! Dis nous ! Dis nous !
Rendez-vous la semaine prochaine pour le vingt-neuvième épisode intitulé "Les faucheurs"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site.
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