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S2 - Chapitre 5 - Les labeurs des labours

Un orage éclata à la Borde Perdue. Pas l'un de ces petits caprices météorologiques que le Lauragais connaît parfois à l'automne, pas non plus l'une de ces colères du ciel qui voit soudain s'accumuler de toutes parts les nuages sombres en fin de journée et dont la rencontre se règle ensuite par une bataille tonitruante d'éclairs. Ce fut un orage domestique, de ceux qui éclataient parfois dans les bordes, engendrés par la promiscuité de quatre générations séparées par d'invisibles mais bien réels fossés parfois impossibles à franchir.


Hector des Fioles et des Pommades avait soulagé Léonce de ses douleurs mais Léonce ne soulagea pas pour autant son entourage. Ni de ses plaintes et encore moins de ses lamentations. Il était d'une maladresse étonnante avec ses cannes Maginot et se rattrapait aux murailles, aux encoignures de portes, aux bas-flancs de l'étable... Ce déséquilibre perpétuel se traduisait par des bruits de chocs incongrus.


— Demora tranquille un pauc ! lui répétait Juliette aussi prévenante et maternelle qu'agacée par ses incessantes tentatives de déplacement.


Car Léonce se morfondait dans la pièce commune de la métairie. On aurait bien voulu qu'il fît des paniers comme il aimait les jours d'hiver mais l'osier en cette saison ne s'y prêtait pas. Il fallait attendre deux mois au moins avant d'espérer la première récolte. On aurait voulu qu'il fît des manches pour les outils mais il n'avait pas le goût à travailler le bois. Alors tantôt s'installait-il sur un tabouret devant la porte pour regarder les autres s'affairer, le chien couché à ses pieds. S'il faisait plus frais il s'asseyait à l'intérieur près de la fenêtre et ne lâchait pas des yeux la cour de la ferme. A chaque passage dans la cuisine de l'un des jumeaux, d'Elia, ou de Germain, il posait une foule de questions :


— Tu as pensé à mettre de l'eau aux lapins ? Les boeufs ? Quelqu'un les a menés à la mare ? Vous avez pensé à sortir du foin ?


Ces questions qui lui donnaient l'impression de participer un peu à la vie de la borde avaient pourtant le don d'exaspérer ses interlocuteurs qui, eux, croulaient sous une charge de travail exceptionnelle et à laquelle il leur était difficile de faire face.


La jeune Hélène courait de la cuisine surveillant l'ola fumante près du feu aux bêtes et il y avait à faire, des vaches aux canards sans oublier le poulailler. Elle connaissait tous les gestes que cent fois, mille fois sa tante Louise lui avait montrés mais, intérieurement, elle se dévalorisait. Elle se répétait qu'elle pourvoyait à ces tâches avec moins d'efficacité que Louise et le sentiment d'urgence renforçait son désarroi.

D'autant qu'elle ne pouvait compter sur l'aide de sa nouvelle belle-mère Solange qui continuait à être distante, à s'échapper dès qu'elle le pouvait, au village, chez ses parents et semblait dépérir au fur et à mesure que sa grossesse devenait apparente.


La foudre frappa un matin, peu après neuf heures, alors que Hélène préparait la soupe du jour, assise à table et épluchant les légumes. Juliette, installée près de la cheminée attisait le feu tandis que Solange, les yeux dans le vague, ne disait rien. Léonce, lui, occupait son poste d'observation habituel près de la fenêtre, sa jambe plâtrée reposant sur un tabouret. Rien ne changeait vraiment des autres jours et pourtant, ce matin-là...


Fut-ce la sollicitation de trop ? On ne sut trop ce qu'il passa mais lorsque Léonce demanda :


— Solange, ma petite, tu peux me porter un verre de vin ? J'ai une petite soif...


Elle ne put se retenir et, sortant soudain de son mutisme, répondit :


— Mais enfin Léonce, allez-vous enfin nous foutre la paix ?


La question cingla les esprits et figea le temps pendant un moment. Comme lorsqu'après le tonnerre, le ciel attend un instant avant de déverser ses tombereaux de grêle sur les Hommes, les faisant croire une demi-seconde à un répit avant de déclencher son grain. Juliette choquée porta son mouchoir à son visage, Hélène suspendit son mouvement, cessant d'éplucher ses carottes, comme si elle ne parvenait pas à croire ce qu'elle venait d'entendre. Le visage de Léonce se figea, sa tête se détourna lentement vers celle qui venait de prononcer ces mots. Leurs regards se croisèrent, les pupilles de Léonce s'étaient dilatées, celle de Solange tremblaient soudain. Il déglutit.


Puis d'une voix blanche et étrangement calme :


— Si tu ne veux pas m'apporter mon vin, ne me l'apporte pas mais jamais, plus jamais ne me parle comme ça. Tu as compris ? Personne - tu m'entends ? - personne ne m'a jamais parlé comme ça. Ni ma mère qui est là, ni mon fils Germain et encore moins mes petits-enfants. Bien-sûr, il y Elia qui me rabroue souvent mais là, c'est pas pareil, c'est ma femme et on se supporte depuis presque cinquante ans alors ça ne peut pas être toujours lisse. ET je sais que souvent elle fait ça pour mon bien. Mais toi, qui n'es même pas dans cette maison depuis un mois, toi que nous avons accueillie ici avec ton fils avec autant de gentillesse que nous avons pu, et tellement de joie, tu nous tournes figure sans arrêt et maintenant tu me parles comma ça ? Je vais te dire : je crois que j'aurais préféré que tu me donnes une paire de bofas. Mais me parler comme ça...


Les yeux de la jeune femme ne tremblaient plus, il s'était emplis de larmes. Léonce reprit :


— Depuis le grand malheur qui t'est arrivé, tu portes ton fardeau, je le sais. Je ne le nie pas. Ta peine, elle est tellement profonde, qu'un puisatier - même un bon - ne saurait la mesurer. Et je n'ignore pas que vivre avec cette douleur tous le jours, ce doit être difficile. Ton père qui est un homme que j'estime beaucoup me l'a expliqué. Mais ça ne te donne pas tous les droits... ça ne te donne pas le droit de nous traiter n'importe comment...ça ne te donne pas le droit de nous prendre de haut comme tu le fais...


Juliette et Hélène se cherchaient du regard, osant à peine respirer.


— Non Solange, la peine, même la plus grande, ne donne pas tous les droits. Et si, un jour, tu décides de me demander pardon pour la mornifle que tu viens de me mettre avec tes mots, ne le fais pas maintenant... Parce que te pardonner, je n'y arriverais pas, pas maintenant, ce serait au dessus de mes forces...


La jeune femme avait pris son visage dans ses mains, s'était levée. Elle hésita puis saisit la rampe et se précipita dans l'escalier pour regagner sa chambre dont la porte claqua sèchement.





Au dehors, les choses n’allaient guère mieux. A l’instant même où se nouait le drame domestique, le TD 18 expulsait de son échappement une fumée noire avant de stopper net, en plein champ refusant de poursuivre plus avant le tracé d’un sillon de labour à peine entamé.

Gabriel et Germain sautèrent de l’engin après avoir essayé de le redémarrer plusieurs fois. En vain. Il refusait désormais de déplacer d’un pouce ses milliers de kilos métalliques devenus inutiles. Les deux hommes en firent le tour plusieurs fois, soulevèrent le volet de métal qui permettait l’accès au moteur d’où émanait une chaleur inhabituelle.


— Mais qu’est-ce qu’on va faire ? demanda le jeune homme à son père. Les terres de maïs vont devoir attendre et il reste tout le hersage. Déjà qu’on est en retard sur tout…

— Je ne sais pas ce qu’on va faire, se désola Germain, je ne comprends rien à toute cette mécanique. Il va falloir demander à Villal de prévenir quelqu’un pour le réparer.


Ils restèrent pourtant encore un moment à ausculter le moteur, glisser leurs doigts près des soupapes, de la culasse, de la bielle ou de l’échappement les retirant parfois avec un petit gémissement dû à la température élevée. Mais, après un temps, ils durent se rendre à l’évidence de leur impuissance et abandonnèrent à son sort le Mc Cormick pour rentrer à la Borde Perdue. Gabriel, de temps à autre, donnait un coup de pied rageur à une motte qui se trouvait son chemin.


— Ne t’énerve pas, Gaby, lui disait son père, avec la mécanique ces choses-là arrivent. En attendant, on va attaquer la parcelle la plus petite, celle du Moulin du poivre, avec les bœufs, ça leur fera du bien de se dégourdir les pattes. Mais avant, tu vas essayer de trouver le régisseur pour lui dire ce qui nous arrive.

— Et pépé Léonce qui va encore nous faire des raisonnements et nous dire qu’il avait raison, qu’il fallait garder tous les bœufs e patin e cofin

— Ne t’agace pas, je te dis ça ne sert à rien, reprit Germain qui essayait de dissimuler qu’il était aussi désemparé que lui.


Décidément, les coups du sort s’enchaînaient. Le départ de Louise avait durablement désorganisé la maisonnée et Germain voyait bien tous les efforts que fournissait Hélène pour remettre en place des fonctionnements efficaces. Il identifiait sans peine les tensions qui se nouaient peu à peu autour de Solange et le mal-être de la jeune femme l’inquiétait sans qu’il réussît à agir pour l’apaiser. L’accident de Léonce était venu priver l’entreprise familiale de sa force de travail et le retard pris dans de nombreuses tâches était désormais flagrant. Ce cumul lui créait des insomnies sans qu’il vît quels leviers étaient à sa portée pour rétablir la situation.

Lorsque les deux hommes entrèrent dans la cour de la Borde Perdue, ils furent surpris de trouver un véhicule stationné devant la porte. Ils reconnurent la Peugeot du propriétaire, Honoré Bacquier. L’homme était en discussion avec Elia.

Lorsqu’il l’aperçut, il s’exclama :


— Ah, Germain, vous tombez bien. Je suis venu pour vous alerter. Il se passe quelque chose et je suis très inquiet.


A suivre...


Rendez-vous la semaine prochaine pour le sixième épisode de cette saison 2, intitulé "La panne du Mc Cormick"


Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog


Grand merci à Berthe Tissinier pour la photo d'illustration.

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