Louise s’étonna de son audace lorsqu’elle appuya sa bicyclette contre la grille un peu rouillée, encore plus lorsqu’elle poussa le portail grinçant qui par chance était déverrouillé. Elle fut surprise quand elle se vit traverser la cour, pousser la lourde porte de bois et au bas de l’escalier oser appeler « Paul ? ».
Oui. C’était bien elle qui forçait la porte de sa réserve, mue par cette envie de le retrouver, ce besoin inexplicable de combler le manque que son absence de quelques jours à peine avait creusé dans son existence.
Mais elle n’obtint pas de réponse. Il lui fallut toute la volonté du monde pour ne pas se laisser envahir par sa timidité et oser prononcer à nouveau son prénom. Un peu plus fort cette fois. De l’appartement, ne lui provint pourtant pas davantage de réaction que la première fois.
Elle était à deux doigts de faire demi-tour. Mais, fougueuse, elle dompta sa raison qui le lui commandait pour ne se laisser pour toute boussole que son instinct.
Elle saisit la rampe de bois lisse et dans l’obscurité grimpa lentement les marches. Hésita encore lorsqu’elle fut sur le palier face à la porte de bois sombre. Frappa. Deux coups. A la chamade. Entendit la serrure. Souffle court. Un rai de lumière. Au bord de l’apoplexie. Son visage enfin. Un sourire.
— Louise ! Quelle bonne surprise ! Entrez ! Mais… pardon…
Il avait prononcé ce dernier mot en jetant son regard vers le sol et en écartant légèrement ses bras. Il voulait signifier là sans doute qu’il se sentait penaud d’être un peu débraillé. Face à elle. A ses pieds, des chaussettes lâches, sur ses cuisses des bretelles abandonnées, tandis que les pans de sa chemise débordaient de son pantalon et que son col s’ouvrait largement sur la toison brune qui recouvrait sa poitrine.
— Non, pardon Paul, c’est moi qui…
Il rit.
— Nous n’allons pas commencer à nous excuser sans cesse, la coupa-t-il.
Il saisit délicatement son poignet pour l'entraîner et l’inviter ainsi à entrer. Et, repoussant la porte de son talon, refit à la hâte un bouton ou deux en haut de sa chemise.
— Je suis là depuis une heure à peine. Je n’ai même pas eu le temps de défaire mes valises. Luchon, Matabiau, la gare de Castelnaudary, l’autobus et me voilà enfin… une épopée… une aventure moderne, s'amusa-t-il. Oserais-je vous souhaiter une bonne année Louise ?
— Bonne année Paul ! lui dit-elle en souriant tristement.
Elle n'avait pas le coeur aux voeux. La saisissant par les épaules, il déposa tout de même deux baisers sonores sur ses joues.
— Où en est donc la situation depuis que nous ne nous sommes vus ?
Elle haussa les épaules ne sachant par où commencer.
— Mais je manque à tous mes devoirs… Asseyez-vous Louise. Vous allez me raconter ça devant un verre de ratafia. C’est mon frère qui le fait, vous m’en direz des nouvelles…
Louise s’installa volontiers sur une chaise qu’elle tira de sous la table. Paul prit à bras le corps une pile de cahiers ouverts et de livres pêle-mêle qu’il déposa sur le bureau dans un coin de la pièce puis il enleva son encrier et sa plume Sergent-Major pour faire place aux verres. D’un vieux sac de voyage fatigué d'où s'échappaient quelques vêtements froissés, il extirpa une bouteille sombre enveloppée dans une feuille de papier journal pour le trajet.
Elle avait besoin de parler de la situation. Elle savait qu’il lui offrirait une écoute attentive. Elle avait besoin de le retrouver. Il avait l'air heureux de la revoir lui-aussi.
Louise évidemment narra les derniers événements : le Canal, la fuite ratée, les recherches, les doutes, l’incompréhension…
Paul ne jugeait pas et elle lui en savait gré. Tout juste commentait-il parfois :
— Que ne ferait-on par amour ? Les plus grands auteurs - toute la littérature - finalement ne traitent que des joies et de la déraison que procure ce sentiment universel.
Et Louise continua exprimant à mots feutrés ses angoisses, la peur presque irrationnelle que cette situation suscitait au sein de la famille Bourrel qui n’avait pourtant pas besoin qu’on lui en rajoutât. D’autant qu’ils venaient d’apprendre que le fuyard était potentiellement l’auteur des incendies de chez Belloc. Tout. Elle lui livra son cœur un peu émietté sans retenue.
— Courageuse Louise ! s’exclama-t-il. Votre soutien indéfectible est un trésor pour eux et je suis sûr qu’ils en sont conscients. Mais je vais vous dire autre chose…
La phrase qu’il prononça ensuite ébranla fortement Louise.
— Je vais vous dire ce que je crois. Vous ne le savez pas encore mais je pense que vous détenez une partie de la solution de cette énigme.
— Moi ? mais je…
— Ecoutez-moi, Louise, vous m’avez dépeint avec des mots merveilleux cette relation très forte qui vous unit à votre nièce. Si vous plongez au fond de vous, au fond de cet amour presque maternel, vous trouverez des clés pour résoudre cela, pour la comprendre… Réfléchissez-y, Louise…
Le long des chemins et malgré le froid piquant, Hélène et Marcel marchaient depuis plusieurs heures en direction du nouvel objectif qu’ils s’étaient fixé. Le relief en cuesta qu’ils traversaient leur faisait alterner descentes en pentes douces et côtés abruptes ourlées de cades, de genêts, de longues lignes de cyprès, de blés vert tendre et de vignes dénudées par l’hiver. Un des godillots de la jeune fille, sans doute trop usé, avait lâché à l’avant ouvrant une brèche au froid et aux potentielles blessures. Marcel l’avait aidée à entourer le bout du pied avec de la cordelette mais la situation n’était pas idéale.
Ce long trajet était aussi l’occasion de mieux se découvrir. Marcel parlait de son enfance ballotée, de la pauvreté extrême, de sa jeunesse errante au gré des métairies, Hélène du malheur des Bourrel. De ce changement de métairie intervenue l’année précédente pour fuir la pression de Belloc.
Elle fut étonnée de la coïncidence lorsque Marcel lui apprit qu’il avait travaillé En Peyre quelques semaines.
— Dans la métairie où j’ai grandi ? Ça alors ! Quel hasard tu te rends compte ? s’était-elle extasiée. Tu connais tous mes lieux de vie.
Cet émerveillement fit sourire Marcel.
— Je n’y ai pas vécu que de belles heures, tu sais. Félix Amat et les siens ne sont pas des tendres avec leurs brassiers. De belles pourritures. Et l’attitude de Belloc n’arrange rien.
— Ça je sais… mais que veux-tu dire par « pas tendres » ?
— Les petites vexations ordinaires qu’on rencontre parfois : un beau ragout pour la famille fume sur la table et on sert un peu de soupe claire et un quignon aux brassiers, on annonce la paye toujours un peu retardée et finalement lorsqu’elle arrive, elle est largement écornée pour un prétexte ou pour un autre - il y a toujours une bonne raison - et quand tu essaies d’obtenir des explications, on te menace de coups…Quand on ne te les donne pas directement.
— Pourtant eux-mêmes doivent être méprisés par Belloc comme les miens l’ont été… Piétinés dans leur dignité… Leur cruauté est incompréhensible.
— C’est bien pour ça que ça ne pouvait pas rester impuni.
Hélène avait tressailli. Il avait prononcé ces derniers mots sur un ton badin. Il semblait fanfaronner même.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Bah… rien… Ils n’ont que ce qu’ils méritent. La monnaie de leur pièce…
— Mais tu n’es pas en train de me dire que c‘est toi ?
Il affichait un large sourire découvrant toutes ses dents., le torse en avant.
— Hé hé… Je n’ai rien dit mais… se rengorgea-t-il.
Elle s’était arrêtée net, avait laissé choir son petit baluchon au bord du chemin. Elle lui faisait face, les sourcils froncés, les poings sur les hanches.
— Eh bien quoi ? fit-il mine de s’étonner. Tu ne vas pas défendre Belloc et ses acolytes ?
— Bien sûr que non. Je le connais trop. Et je sais parfaitement tout le mal qu’il a fait à ma famille.
— Dans ce cas tout va bien. Les voilà vengés eux-aussi en quelque sorte… Une pierre deux coups… Il paraît que Belloc était dans une de ces colères !
Il rit. Mais d’un rire peu trop tonitruant pour être naturel et spontané. D’un rire qui trahissait le fait qu’il cherchait une contenance. Hélène, de son côté, fit un effort incommensurable pour garder le contrôle.
Elle parla d’une voix blanche :
— Tu as vécu avec nous ces dernières semaines. Est-ce que tu as vu ce que nous avons vécu depuis ces incendies ? le poids du soupçon ? les visites régulières de la gendarmerie ? Le regard des gens qui parlent dans notre dos mais se taisent en notre présence. Est-ce que tu as vu les traits marqués de mes grands-parents ? La peur de mon père ? Le désarroi de mon arrière-grand-mère ?
— Mais je…
— Est -ce que tu crois Marcel qu’ils avaient besoin d’une épreuve supplémentaire comme celle-là ?
— Mais je ne pouvais pas savoir ! Ce n'était pas dirigé contre vous. Les incendies ont commencé alors que je ne vous connaissais même pas !
Cet argument ébranla la jeune fille qui ne trouva rien à rétorquer. Elle saisit ses affaires dans l'herbe et se remit en marche d'un pas sec et nerveux.
— Et puis, rajouta-t-il un peu perfide, ce que tu leur fais vivre actuellement, tu y as pensé ? Les rumeurs autour des incendies à côté, c’est des parpèlas d'agaças !*
Le choc fut rude. Elle s'arrêta à nouveau. Les yeux clairs d'Hélène s'emplirent de larmes. Il fut pris de remord, s'élançant après elle, l'enlaça en murmurant un "pardon".
Mais elle se dégagea et courut plus avant sur la petite route.
— Hélène ! lui cria-t-il, désemparé. Hélène, je t'en prie !
A suivre...
* paupières de pie = broutilles, vétilles, gnognote
Rendez-vous la semaine prochaine pour le trente deuxième épisode de cette saison 2, intitulé "De Revel à Castelnaudary"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog
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