Louise attendit que le jeune homme respirât. Elle le connaissait par coeur son Gabriel de neveu. Lorsqu'il était sous le coup de l'émotion - et là, visiblement, il était envahi - il fallait lui laisser un temps de latence avant qu'il ne pût s'exprimer.
A l'abri du haut mur du hangar, pour l'instant, le jeune homme faisait les cent pas dans l'herbe, passant ses mains dans ses cheveux longs, tête baissée et mine renfrognée.
Donc Louise attendit.
— Je crois que je vais devenir fou, Tante Louise, commença-t-il..
Elle ne relança toujours pas, elle savait combien la parole dans ces instants pouvait le déstabiliser au point de le voir se refermer, sans plus l'entendre mot dire. Elle appuyait donc la course circulaire de ses yeux cherchant accrocher le regard du jeune homme. Mais il était encore trop agité. Elle n'aimait pas le voir dans cet état de nerfs. Enfant, elle l'aurait serré contre son coeur, elle était son rempart mais désormais les choses étaient différentes, il était un adulte.
— Si tu savais ce que j'ai vu cet après-midi.... Je crois que je vais faire un malheur....
Elle ne lui demanda pas non plus de se calmer, c'eût été vain. Pis encore, ce conseil aurait aussi pu produire l'effet contraire et faire redoubler la fureur dont il écumait.
Elle patienta. Enfin au bout de quelques longues minutes, il déglutit, prit une grande inspiration et commença.
— Cet après-midi, j'ai décidé d'aller marcher un peu. Le dimanche, j'aime bien me couper de ceux d'ici. Comme ça je réfléchis, je pense, sans être interrompu. J'en ai profité pour aller voir mes collets dans la friche. Je me suis dit qu'il fallait que j'en déplace quelques-uns parce que je n'attrape jamais rien. Je comprends pas pourquoi... ici c'est pas comme à Penens et... Mais ce n'est pas ça problème. J'en ai relevé trois que j'ai décidé d'aller poser sous le bois de la borde dans le tertre qui est un peu pelé, pas loin du champ du moulin du poivre. Je me suis dit que là, peut-être, je ne ferais pas chou blanc.
Il parlait sans la regarder. Tête penchée, il fixait un point invisible au milieu de l'herbe dont il ne semblait pouvoir se détourner.
Il reprit :
— Pour aller plus vite, j'ai décidé de couper à travers le bois.
— Gabriel... murmura Louise.
— Ne me coupe pas, s'il te plaît. Déjà que je ne sais pas si je vais pouvoir aller jusqu'au bout... Et ne crois pas que je vais te dire que j'ai croisé Suzette le fantôme de la borde. crois-moi j'aurais préféré... Donc j'ai décidé de couper à travers le bois. J'ai suivi le petit sentier qui serpente jusqu'à la clairière. Je venais de la dépasser quand j'ai entendu du bruit, pas très loin. Quelqu'un riait. D'un rire un peu étouffé. Alors j'ai calmé mon pas et je me suis dirigé le plus silencieusement possible vers la conversation. Et c'est là que...
Sa voix s'étrangla. Il serrait ses poings nerveusement plantant ses ongles aux creux de ses paumes.
— Je me suis approché et c'est là que je les ai vus. Hélène et ce... Marcel. Ils étaient serrés l'un contre l'autre et s'embrassaient comme des amoureux.
Louise fut saisie par cette révélation, elle avait compris lors de sa dernière visite sans pour autant en être sûre. Elle avait vu, alors qu'ils dépouillaient le maïs, les oeillades, les sourires, ces signes presque imperceptibles qui trahissaient la complicité des sentiments nouveaux.
— Tu te rends compte ? Il lui a tourné la tête. tantine ! C'est un voyou et elle, elle est devenue folle. Elle ne peut pas faire une chose pareille. Elle a perdu la raison, elle... elle me fait honte. Son comportement me fait honte. S'ils savaient à la borde, elle passerait un sale quart d'heure et ce type aussi. Mais je ne vais pas laisser faire ça ! Je vais lui régler son compte, il ne me fait pas peur Marcel. Quant à Hélène je vais lui parler du pays, je vais lui interdire de s'approcher de cette crapule. Et puis quand papa saura... Il faut qu'on le foute dehors, ce salaud ! Et vite ! Quant à elle... Elle me... elle me dégoûte ! Mais enfin tantine ? Tu ne dis rien ? Ce que je te dis ne t'inquiète pas ?
Elle ne disait rien effectivement, le fixait. Et son mutisme le troublait.
— Si, si, dit-elle au bout d'un long moment. Ce que tu dis m'inquiète. Mais avant de me faire du mauvais sang pour ta soeur, c'est par toi que je vais commencer.
— Moi ? Mais je...
— Gabriel, te rends-tu compte ? Que tu te fasses du souci pour Hélène est chose bien naturelle. Mais que tu agisses et que tu raisonnes comme si elle n'avait pas son libre arbitre ni ses capacités propres à réfléchir et que par conséquent tu fasses comme si son destin était ta propriété comme on possède un lopin de terre ou une métairie me donnée la nausée.
Il était éberlué par la réaction de Louise qui reprit :
— Que tu essaies de protéger Hélène, de la mettre en garde, je peux le comprendre. Elle est ta soeur. Mais que tu la juges, que tu en fasses le portrait d'une écervelée ou pire... je ne peux pas l'accepter ! De quel pouvoir, de quelle autorité supérieure tiendrais-tu ce pouvoir de sentence sur elle ?
— Mais enfin, tante Louise...
— Laisse-moi finir, s'il te plaît. A mon tour d'aller au bout. En vous élevant, avec Germain, nous avons toujours fait attention de vous traiter comme égaux, nous avons veillé à ce que l'un ne prenne pas l'ascendant sur l'autre ou croie qu'il a plus de valeur... Et c'est toujours pas le cas aujourd'hui. Inverse la situation Gaby... Si tu étais tombé amoureux, ce jour-là viendra, que dirais-tu si Hélène te jugeait et décidait de s'occuper de ton sort parce qu'elle serait hostile à cette relation ? Hein ? Que dirais-tu ?
— Mais Tante Louise, moi, ce n'est pas pareil. Je suis un...
Il lut soudain dans les yeux de sa tante que la fureur avait changé de camp. Et il préféra éteindre sa phrase définitive.
— Mais qu'est-ce qu'on va faire alors ?
— Rien pour le moment. Je me charge de parler à ta soeur dès que l'occasion se présentera. Quant à toi, tu la boucles ! C'est bien compris ?
— Mais je...
— Quand je dis tu la boucles, ça veut dire que tu ne parles de ce que tu as vu ni à ton père, ni à tes grands-parents et que, surtout, tu n'as pas de geste malheureux envers Marcel. Tu entends ?
— Mais je...
— C'est bien compris ?
— Un de plus ! Je l'ai !
Germain avait crié avec l'émerveillement d'un enfant. Le lapin se débattait en vain, prisonnier de la bourse.
— Et de neuf ! gloussa Fernand satisfait. Oh dis donc, on pourrait bien faire une pause, non ?
— C'est pas de refus.
Fernand qui venait de récupérer le furet le remit dans sa cage tandis que le lapin rejoignait ses congénères dans une grande panière par une trappe aménagée à cet effet. D'un geste prompt, Germain avait refermé prestement.
— Nine ! Sers-nous donc à boire. En voilà neuf qui arrêteront de bouloter nos choux ! J'ai beau vérifier l'état du grillage du jardin, ils trouvent toujours un accroc où se frayer un passage.
Malgré le froid vif, ils s'installèrent sur des souches pour partager un casse-croûte avant de reprendre.
Fernand, en homme jovial, ne put s'empêcher de se féliciter de pouvoir à nouveau partager un moment avec son ami. Depuis que les Bourrel n'habitaient plus Penens, bien-sûr ils étaient restés en lien mais la Borde Perdue accaparait tellement Germain et les siens qu'ils se voyaient plus rarement.
— A la tienne Nine ! A la tienne Germain ! Tu me rends un grand service de nous aider à éclaircir ces lapins. Si tu veux tu pourras en prendre deux ou trois pour les manger. J'irai libérer les autres dans la jachère au dessus du soleilha.
— ça me fait plaisir de vous aider, répondit simplement leur ami.
— Surtout que tu es en territoire hostile, s'esclaffa Fernand.
Nine l'interrompit :
— Tu ne vas pas commencer avec tes galéjades douteuses...
— Je ne plaisante pas. Germain le sait. Ici c'est un suspect...
— Et vous êtes bien aimables d'accepter de me fréquenter encore ! Moi un incendiaire putatif !
Germain avait plissé les yeux pour se donner un air faussement menaçant.
— Oh Germain, se lamenta Nine, je n'aime pas quand tu dis ça. Comment les gens peuvent-ils penser que...
— Les gens ne pensent pas ça Nine ! la coupa Fernand. Enfin... pas tous ! Figure toi, Germain, que j'ai eu l'occasion de discuter avec du monde à Penens, ils ne croient pas que vous êtes les incendiaires !
— Ils pourraient aller l'expliquer à ceux de Florac alors... On nous regarde comme des parias là-bas. Mais je suis étonné qu'à Penens on soit aussi cléments avec nous. il n'en a pas toujours été ainsi ! On ne voulait pas nous fréquenter parce qu'on était les maffrés !
— Allez vai ! Ne réveille pas ces vieilles histoires !
— Même En Peyre, ils ne pensent pas que leurs hangars brûlés soient votre oeuvre. Ils ont bien compris que c'est Belloc qui s'acharne contre vous et que ça l'arrange. Ils ont même leur petite idée sur les coupables potentiels mais les gendarmes n'ont pas voulu les écouter. Le métayers ont eu maille à partir avec deux ou trois brassiers et ils se disent que, peut-être,..
Germain soupira et laissa son regard se noyer au fond de son verre de vin. Il subissait donc tout cela pour une simple divergence de points de vue dans ces bordes et parce que Belloc trouvait là une occasion inespérée de leur faire du mal ?
— Il faut avoir confiance Germain, tenta de le rassurer Fernand. La vérité finira par éclater au grand jour...
— Je l'espère, Fernand, je l'espère car tout cela est si lourd à porter.
S'il avait su... A quelques lieues de là, le pyromane envisageait de plus en plus sérieusement un nouveau méfait. Il y pensait chaque du jour. Mais hésitait encore sur la méthode. Il avait pris goût à ce qu'on parlât de lui et il trouvait le châtiment qu'il infligeait grâce au feu encore un peu trop doux. Il était déterminé : bientôt, il passerait à nouveau à l'action...
A suivre...
Rendez-vous la semaine prochaine pour le vingt-deuxième épisode de cette saison 2, intitulé "Les tourments des labours"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog
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