Elle est ainsi la vie des Hommes, aux plus grandes joies succèdent sans qu'on n'y prenne garde de terribles afflictions. Les moments de fête peuvent être aussitôt entachés par le deuil. D'un côté du bois, les uns chantent et rient quand de l'autre côté il en est qui pleurent jusqu'à ce que la grande roue du destin, facétieuse, vienne inverser cela. Louise vécut ce contraste de manière cinglante le jour du mariage de Solange et Germain. tandis qu'on se réjouissait sous le hangar de la Borde Perdue, le chagrin s'abattait sur Montplaisir.
Jeanne, la femme d'Angelin Lavalette avait rendu son dernier souffle aux première heures de l'après-midi. Désemparé, l'homme avait demandé à Edmond, l'un de ses gagés de prévenir Louise dont la place à la borde devenait chaque jour plus importante.
— Mon pauvre Angelin, dit-elle simplement en entrant dans la cuisine.
Il était assis à la table, la tête baissée en compagnie d'Anselme, l'autre gagé qui ne savait que dire.
Elle se dirigea comme par réflexe vers la pendule dont elle arrêta le balancier du bout des doigts.
— C'est arrivé il y a à peine plus d'une demi-heure, Elle s'est éteinte comme une chandelle... Je suis content que les enfants n'aient pas été là. Je ne sais pas comment je vais faire pour le leur annoncer... prononça-t-il dans un sanglot.
L'absence de Louise étant prévue, Miette et son frère Virgile avaient été conduits chez leurs grands-parents, à Castelnaudary, pour deux ou trois jours.
Louise poussa la porte de la chambre et jeta un regard à la défunte. Dans la pénombre son teint grisâtre se confondait avec les draps de toile épaisse.
— Est-ce qu'on a prévenu le médecin ? Et les voisins ? demanda-t-elle
— Non, seulement toi, répondit Angelin, je ne sais pas comment faire.
— Bon, il faut s'y mettre. Il n'y a plus de temps à perdre. Edmond tu vas chez le médecin puis tu fais un crochet par le presbytère, au retour, enfin, tu commanderas le menuiser à Florac. Tu lui dis bien que c'est urgent. Toi, Anselme, tu fais le tour des métairies voisines. Je vais avoir besoin d'aide pour l'habiller mais pas avant que le docteur ne soit passé. Tu dis aux femmes de venir dès qu'elles le pourront mais de ne pas se précipiter non plus...
Angelin n'attendait rien d'autre, qu'on prît les événements en main tant il était désemparé. Il s'attendait à ce dénouement cruel depuis des semaines et, alors qu'il était devenu réel, il se sentait perdu, dans l'incapacité d'agir la plus absolue, le poids de la peine le rivant au sol.
Deux jours plus tard, la petite Miette serrait fort la main de Louise dans la sienne. Virgile marchait près d'elles au moment où le cortège s'ébranla. Le vieux corbillard tiré par deux chevaux était suivi par une foule sombre.
Miette avait à peine plus de six ans, elle était la fille d'Angelin et de Jeanne. Elle tenait son surnom de ses années de petite enfance. On l'avait prénommée Mireille mais longtemps, elle ne parvint pas à le prononcer correctement. sous sa langue, cela donnait quelque chose qui se rapprochait de "miette" et en outre , elle avait pris l'habitude lorsqu'elle eût grandi suffisamment pour que ses yeux fussent à hauteur de table de saisir entre ses doigts les miettes de pain pour les picorer tel un frêle oiseau. Ainsi, dans la famille, le surnom affectueux de Miette prit-il le pas sur Mireille.
Son grand frère était âgé d'un an et demi de plus, il avait presque huit ans. Il avançait dans le matin gris comme conscient de la responsabilité qu'il avait envers sa soeur. Tenir pour ne pas lui montrer trop de peine, tenir pour l'accompagner tout au long de ce jour funèbre dont ils se souviendraient hélas toute leur vie durant.
Louise savait, elle-aussi, qu'un lien fort allait se tisser avec eux. L'histoire se répétait. Elle avait vu grandir Hélène et Gabriel, les jumeaux, se substituant un peu à leur mère défunte. Désormais, il faudrait qu'elle s'occupe de Miette et Virgile.
Depuis son arrivée à Montplaisir, tous trois apprenaient doucement à faire connaissance. Miette s'était jetée dans les bras de Louise dès le premier jour pour combler un immense besoin d'affection et elle lui avait fait confiance aussitôt. Virgile était plus résistant, s'agaçant des attentions de Louise, la maintenant à distance. Il semblait la percevoir comme un danger et ne lui adressait la parole que sur un ton de petit homme autoritaire, toujours un peu renfrogné.
Louise faisait confiance au temps et à sa bienveillance. Petit à petit, elle apprivoiserait Virgile, elle en était sûre .Pour l'heure, elle s'inquiétait pour lui à le voir ainsi faire face à une douleur incommensurable, Du haut de ses jeunes années, il avançait le front baissé avec une détermination qu'elle trouvait certes admirable mais inappropriée pour son âge. Elle redoutait à chaque pas de le voir s'effondrer et ne le lâchait pas des yeux.
Angelin avait fait ce qu'il pouvait. Depuis la mort de Jeanne, il s'était réfugié dans le travail de la ferme. De la vigne au potager jusqu'à l'étable, Louise avait dû parfois le chercher lorsque famille ou amis avaient rendu une dernière visite à la défunte.
Elle avait même insisté pour qu'il se changeât et restât avec elle pour veiller.
— Ce n'est pas en fuyant que vous souffrirez moins, Angelin, lui avait-elle glissé doucement.
Pour toute réponse, il lui avait serré le bras de ses doigts gourds et exprimé d'un regard tout le désespoir monde, incapable de mots.
La petite église de Florac-Lauragais n'était ce jour pas assez grande pour accueillir tous les alentours. Dès que le cercueil, fut conduit dans la travée puis installée devant le choeur, on se pressa sur les bancs et dans les petites chapelles pour prendre place, le parvis resta noir de monde durant toute la cérémonie. de temps en temps, quelqu'un rappelait les bavards au au recueillement en lançant un grand "chhhhhut".
D'un harmonium grinçant placé dans la galerie, une vieille femme faisait s'élever le chant d'entrée en direction des voûtes pour qu'il redescendît tel une bénédiction sur les fidèles qui finissaient de s'installer.
Louise serra les petits près d'elle, Miette se laissa aller, Virgile eut un léger mouvement de recul pour se dégager.
Les deux gagés, Edmond et Anselme, s'étaient endimanchés comme ils avaient pu planquant leurs cheveux séparés d'une raie trop rectiligne avec de la brillantine pour tenter de les dompter. Assis côte à côté sur un banc, écrasant leurs chapeaux entre leurs mains, ils affichaient un air compassé qui traduisait leur gêne.
Louise remarqua que les Bourrel qui ne connaissaient pourtant pas la famille d'Angelin avaient dépêché Elia pour assister à la cérémonie, elle fut sensible à cette attention. Du côté des hommes, au dessus des autres, s'affichait le visage sec et émacié d'Irènée Villal, le régisseur de Bacquier quand trois bancs plus loin était assis Alfred Belloc lui-même. Apercevoir ainsi l'ancien patron des Bourrel lorsqu'ils étaient En Peyre, lui qu'elle n'avait pas vu depuis près d'une année fit frémir Louise et un frisson courut le long de sa colonne vertébrale. Dès qu'elle le voyait, les mauvais souvenirs affluaient : sa violence, son mépris, ses sourires aigus et menaçants. Elle s'en détourna pour calmer son angoisse. Que pouvait-il donc faire là ? Une connaissance d'Angelin ? C'était bien la première fois, dans ce cas, qu'il montrait de la considération pour un métayer.
La cérémonie, menée par le curé de Florac, fut sobre mais émouvante.. Angelin était recueilli, les yeux fixés au sol, comme résigné à se laisser dévorer par un chagrin qu'il savait inévitable et cinglant.
De la foule, s'échappait parfois un sanglot qu'on essaie d'étouffer bien vite dans un mouchoir;
Alors que tous se recueillaient après la communion et alors que l'organiste s'apprêtait à jouer un Ave Maria, la lourde porte de bois s referma en un claquement sec. Les nuques opérèrent un mouvement circulaire, ce qui provoqua comme une vague d'étoffe quand les chapeaux et fichus se retournèrent pour voir le nouveau venu.
Un homme que nul ne reconnut se décoiffa, se hissa sur la pointe des pieds à la recherche d'une tête familière. Lorsqu'il l'aperçut, il entama une lente et délicate progression dans la travée. Un claquement sec suivi d'un bruit mou et d'une plainte étouffée indiquèrent qu'ils s'était pris les pieds dans les repose-pieds d'un banc.
Il reprit sa progression sous les regards courroucés des paroissiens qui n'appréciaient guère d'être dérangés par un malotrus en de si tristes circonstances.
Il atteignit enfin sa cible, Alfred Belloc. Le propriétaire le dévisagea d'abord d'un air réprobateur mais l'homme, d'un mouvement de sourcils affolé, insista pour murmurer une information à son oreille.
Belloc écarquilla ses yeux.
— Comment ? s'exclama-t-il simplement à mi-voix, n'arrivant pas à croire l'incroyable nouvelle qu'on lui annonçait.
Il se leva, remit son chapeau et se fraya un passage au milieu de la foule agacée par ce mouvement pour enfin sortir précipitamment à la suite de l'homme.
Quelque chose de grave arrivait,
A suivre...
Rendez-vous la semaine prochaine pour le troisième épisode de cette saison 2, intitulé "Dans les vignes de Léonce"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog
Merci à Jean-Claude Rouzaud pour la photo d'illustration.
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