Léonce faisait de grands signes de la main pour indiquer des directions changeantes en poussant de grands cris :
— Encara ! Encara !... Arresta ! (*)
Il savourait sa position de chef des opérations surtout lorsqu'il y avait du public. Il s'était lui-même attribué ce rôle. Sous son béret, il fronçait les sourcils, portait la main à son menton pour montrer qu'il envisageait la situation avec toute la réflexion nécessaire.
— Les conilhs, enfin je veux dire les lapins, vois-tu Solange, c'est tout une science ! On ne peut pas installer un clapier comme celui-là n'importe où... Il ne faut pas qu'il soit inondé à la première pluie et pas trop exposé au vent de Cers, ça leur est contraire... c'est fragile, un conilh...
La jeune femme observait la scène avec beaucoup d'attention. Car dans le grand pré en contrebas de la Borde Perdue, les Bourrel avaient décidé d'installer un clapier pour les lapins de garenne. Chaque borde alentours - ou presque - en possédait un. Cela permettait de varier les menus familiaux même si on élevait des lapins domestiques par ailleurs.
La première étape consistait à installer des têtes d'ormeaux et de frênes sur une surface au sol suffisamment vaste pour que les lapins eussent envie de s'y installer. Pendant que Germain, Gabriel et Fernand Pujol - qui était venu prêter main forte - plaçaient les lourds morceaux de bois, Léonce s'agitait pour indiquer des endroits précis où les déposer.
Solange, qui peu à peu s'autorisait des audaces, était passée à la Borde Perdue pour voir Germain et assistait donc à la scène avec intérêt. Elle était arrivée à vélo avec le petit Henri assis sur le porte-bagage et agrippé fortement à sa mère. L'enfant courait désormais dans l'herbe verte et se laissait rouler en riant au milieu des pâquerettes.
Cette visite décuplait l'ardeur de Léonce à donner des ordres en agitant ses bras dans l'air.
— Arresta-te de bracejar lèu e veni nos ajudar ! (**) brailla Fernand au bout d'un moment
Les sourcils de Léonce rejoignirent son béret, il ne sut que dire et s'exécuta.
Le bois s'empilait désormais en monceaux désordonnés à l'équilibre précaire. L'absence de clapier avait été l'un des premiers diagnostics de Léonce à leur arrivée à la Borde Perdue. Il s'était promis d'y remédier. Avril avait été bien occupé par les travaux de hersage et de binage pour préparer les terres de maïs mais il avait décidé de bloquer un jour entier pour édifier la lapinière.
L'amoncellement fut jugé correct au bout d'un moment. Il fut alors temps de faire une pause.
— Je vais vous servir, s'empressa de dire Solange pour leur être agréable.
Elle extirpa la bouteille de vin du panier qui attendait là depuis le début de la matinée.
— Je suis heureux de faire votre connaissance, dit Fernand dont les joues avaient été rougies par l'effort puis par la confusion de s'adresser à la jeune femme.
— Moi-aussi Monsieur, Germain m'a beaucoup parlé de vous, vous êtes un ami précieux, ajouta-t-elle
— Mais.. mais... voyons pas de Monsieur... appelez-moi Fernand...
— Seulement si vous m'appelez Solange, lui sourit-elle.
Le petit Henri riait aux éclats en poursuivant Gabriel avec qui il avait improvisé une partie de chat.
— C'est une bonne idée que tu as eue là, osa Germain. Mais nous ne sommes pas très présentables.
Leurs vêtements étaient en effet nimbés de copeaux et de bouts d'écorces
— ça ne fait rien, ne t'inquiète pas. Je peux rester encore un peu à vous regarder ?
— Mais oui, mais oui, s'empressa de répondre Léonce. Vous pourriez même rester ici pour manger avec nous à midi ? Hein Germain ?
— Merci mais je ne voudrais pas vous déranger. Et puis je n'ai pas prévenu mes parents qui s'inquièteraient. Mais merci pour votre invitation, Léonce, elle me touche.
L'air béat qu'il afficha fit s'esclaffer Fernand qui recracha son vin rouge par le nez.
Ils se remirent à l'ouvrage. Restait encore à épandre du fumier de lapins domestiques avant de recouvrir le montage de buissons d'aubépines et de pruneliers. Léonce et Gabriel étaient allés en tailler, la veille, dans les fossés. Cette dernière étape nécessitait qu'on grimpât sur l'édifice pour tasser les broussailles. L'opération nécessitait une attention accrue pour ne pas se déséquilibrer et se blesser en chutant. Il fallait en outre utiliser des sabots de bois pour éviter la morsure des épines sur les pieds et les mollets. Gabriel, sous les encouragements des autres, entreprit cette danse étrange en fin de matinée.
— Fais attention quand-même hein ? lui disait Fernand.
Le petit Henri, devant cet étrange spectacle, battait des mains. De temps à autre, l'adolescent rétablissait habilement son équilibre au dernier moment.
Louise avait passé la matinée avec Elia à courir après les poules. La jeune femme se saisissait de l'une d'entre elles dans l'enclos, l'observait attentivement et le cas échéant la tendait à Elia. Munie d'un pinceau et d'un petit flacon odorant, elle badigeonnait de bleu de méthylène le croupion ou l'aile du gallinacé qui présentait une absence de plumes et parfois des plaies.
Les poules avaient en effet pris la mauvaise habitude depuis quelques jours de se piquer. Il fallait donc désinfecter masquer les égratignures sanguinolentes qui incitaient leurs congénères à s'acharner encore davantage.
Ce long travail fut facilité par l'habileté de Louise qui savait prestement capturer les animaux sans leur faire de mal.
Lorsqu'elle eut terminé, en fin de matinée, elle rejoignit le pré pour voir l'avancée des travaux du clapier. Gabriel était occupé à tasser les buissons au moment où elle arriva. Elle eut un mouvement de recul en apercevant Solange mais il était trop tard pour faire demi-tour.
— Bonjour Louise ! s'exclama la jeune femme en se retournant. Comment vas-tu ?
L'apercevant, Henri se jeta dans ses jupes, la déséquilibrant un peu et ne lui laissant pas le temps de répondre à la question.
— Henri ! Fais donc attention, tu as failli faire tomber Louise ! se fâcha Solange.
— Ce n'est rien. Laisse-le... Bonjour Henri.
— Je suis venue voir Germain, expliqua Solange. Je l'ai pourtant vu dimanche mais je n'y tenais plus...
— Il a pourtant dû t'expliquer que nous sommes très occupés à cette période de l'année. La première coupe de foin se profile et les terres de maïs demandent beaucoup de travail, répondit Louise face un ton sec qui ne lui ressemblait pas.
— Louise, reprit Solange. J'imagine ce que tu dois ressentir à me voir ici. Germain était le mari de ta soeur alors je sais que ce n'est pas facile...
— Non, tu ne sais pas.
— Louise, je souhaite juste que nous apprenions à nous connaître.
— Je n'ai pas besoin d'amie, Solange. J'ai un coeur un peu sauvage, c'est ma nature je n'y peux rien.
— Je te sens hostile.
— ça non plus, je n'y peux rien.
— Mais on pourrait tout de même essayer de lier connaissance...
— Ecoute Solange, tu débarques avec tes boucles, tes taches de rousseur et ton sourire charmant alors que nous avons vécu des années d'une difficulté sans nom, qu'on s'est trimballé la poisse et le malheur collés à nos godillots sans arriver à s'en défaire. Germain en bavé des ronds de chapeaux ce n'est pas beaucoup mieux pour aucun d'entre nous ici hormis les enfants que nous avons essayé de préserver et toi tu voudrais entrer ici, qu'on fasse connaissance comme si de rien n'était...
— J'ai eu mon lot, moi-aussi. Et puis il faudra bien que nous y parvenions...
— Rien ne nous y oblige pourtant.
Louise se détourna et remonta vers la borde. Elle s'en voulait de tant de distance et de froideur mais c'était à son corps défendant. Cette confrontation au lieu de la miner la conforta dans sa décision. Elle ne pourrait souffrir la promiscuité avec Solange, la regarder chaque jour vivre auprès de Germain. Elle se sentit soudain forte d'une détermination rarement ressentie. Elle ne se laisserait pas sombrer, elle ne l'avait jamais fait. Elle allait trouver des solutions pour remonter vers la lumière.
L'après-midi même, Gabriel fut envoyé fureter avec animaux et bourses, accompagné de Gaston Mandoul, afin de peupler le clapier fraîchement construit. Fernand avant de quitter la Borde Perdue, après le repas, serra Louise dans ses bras. Il ne lui dit rien, ne dit rien à personne comme il le lui avait promis quelques jours plus tôt mais elle lut dans ses yeux toute l'amitié réconfortante dont elle avait besoin à cet instant.
Au moment où il repartait avec la motocyclette, Fernand croisa en bas du chemin la voiture du régisseur de Bacquier. Il fut accueilli par Louise.
— Bonjour Monsieur Irénée, l'accueillit-elle avec un large sourire qu'il ne lui rendit pas.
Irénée Villal n'était pas homme à sympathiser avec les métayers ni à perdre son temps en cordialité. Chaque minute du jour lui était précieuse, il était si occupé qu'il ne s'encombrait ni de fioritures ni de manières. Le propriétaire de Borde Perdue l'avait mandaté pour qu'il vînt dire à Germain qu'il souhaitait le voir et avoir un entretien avec lui. Dès que possible. Il avait quelque chose d'important, de très important à lui dire.
A suivre...
(*) Encore ! Encore ! ... Arrête !
(**) Arrête de t'agiter bientôt et viens nous aider
Rendez-vous la semaine prochaine pour le vingt-deuxième épisode intitulé "Les fenaisons en Lauragais"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site.
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