Les travaux de hersage ne furent pas perturbés par la pluie au grand soulagement de Germain et les semis d’abord d’avoine puis dans un deuxième temps de blé purent s’enchaîner de façon presque idéale. Germain, malgré quelques réticences de Léonce, décida de privilégier deux variétés, ce que Bacquier, le propriétaire, approuva sans difficulté.. L’Etoile de Choisy était un blé haut de paille dont on louait les rendements entre agriculteurs mais qui faisait un peu tordre le nez des boulangers quant à la qualité de sa farine. "Et le pain, c'est quand même essentiel !" renâclait Léonce. Le blé du Docteur Mazet, aux rendements un peu moindres, était réputé pour la qualité de sa panification. "ça, oui, c'est du blé !" avait-il commenté.
La semence rejoignait ainsi au fil des heures le creux des sillons et on espérait secrètement et comme toujours que la récolte serait la meilleure jamais engrangée.
Germain appréciait ce temps de travail, un peu solitaire, à l’écart des autres, durant lequel il guidait les boeufs harnachés de leur joug pesant, rechargeait le semoir à l'aide de lourds sacs de jute remplis généreusement.
Lorsque les boeufs avançaient bien il s’évadait dans ses pensées. Elles le ramenaient toujours à Angèle, à ces quelques mois qu’ils avaient connus ensemble au début des années 30 avant que sa vie ne prît une couleur nouvelle mêlant parfois plus d’ombre que de lumière à son quotidien.
Il aimait se souvenir du jour de leur mariage. Au mois de septembre 1932. Ils étaient beaux tous les deux quand ils étaient apparus au sortir de l’église leur avait-on dit. Germain aimait à le croire. Pour Angèle, il en était sûr : en robe blanche jusqu’aux chevilles, elle portait un petit voile retenu par une couronne de tissu tressé et piquée de fleurs. Elle semblait presque heureuse et avait mis de côté, pour un jour le drame de la cabane qui avait assombri sa vie quelques mois plus tôt. Germain avait essayé de dompter sa tignasse un peu hirsute qui, en conséquence, luisait de Gomina. Il avait fait un effort pour tailler sa barbe avec soin. Il portait un costume brun un peu trop vaste pour lui. Normal : son ami Fernand le lui avait prêté et le gaillard mesurait une bonne dizaine de centimètres de plus que lui .
Elia et Léonce contenaient à grand peine leur émotion.
Après la cérémonie à l’église, tout le monde fila directement à la mairie. Ils n’’étaient pas très nombreux mais formaient un petit cortège presque joyeux. Des enfants près des portes ou assis aux rebords des fenêtres les regardaient passer. Le vent d’autan s’engouffrait depuis le fond de la rue et ceux qui en portaient retenaient leurs chapeaux de paille fermement mais il faisait beau, le grand soleil automnal étirait les ombres sur le sol.
Angèle avait l’air presque heureuse. Et sa soeur Louise qui n'avait alors pas quatorze ans mais avait été dépouillée des derniers lambeaux de l’enfance à la perte de leurs parents, se retenait pour ne pas fondre en larmes.Elle ne voulait pas gâcher ce moment.
Germain repensait à ces instants avec la gorge serrée relançant parfois un peu tard les boeufs qui s’étaient écartés imperceptiblement du tracé.
Après l’échange des consentements, les invités avaient été réunis sur la terrasse ombragée du petit café que tenait le cousin Ambroise à Penens. Un petit vin blanc y avait été servi. Il y avait là toute la famille Bourrel, des parents et quelques amis. Les grand-parents de Germain discutaient, allant d’un groupe à l’autre tantôt en patois tantôt en français. Ils semblaient tellement fiers. Maurice, son grand-père dont Germain se souvenait toujours avec émotion, s’appuyait sur Juliette mais devait s’asseoir de temps à autre, sa jambe le faisait souffrir depuis un accident de faucheuse, quelques années plus tôt..
De leur famille dévastée, seule une lointaine cousine et son mari étaient venus serrer Angèle et Louise dans leurs bras. Ils prirent un autocar de la compagnie Cancel et Boutie à Revel, en fin de matinée afin d’être là à l’heure. Les verres tintèrent, quelques rires fusèrent durant un long moment sous la tonnelle. Et puis septembre se rappela à eux. Lorsque l’ombre gagnant trop de place, les invités commencèrent à réajuster les gilets sur leurs épaules, Elia lança « à table, mes amis ! ».
Dans la salle fraîche et un peu sombre du café, les tables alignées les attendaient. Ambroise avait fermé le bistrot aux habitués pour l’occasion. Certains passaient pourtant et collaient leurs mains aux vitres pour voir un peu ce qu’il se passait dans la salle. On voyait bien qu’Ambroise n’était pas très familier de ce genre de circonstances. Il suait à grosses gouttes alors qu’il avait à peine entrepris les allers-retours entre sa cuisine et la salle. Il répétait inlassablement chaque fois qu’il déposait un plat : « je ne fais pas restaurant d’habitude ». La précision était pourtant inutile tant sa maladresse le trahissait.
— Mais tu fais ça très bien, cafetiste, ne t’inquiète pas !, le rassurait Léonce de temps à autre même si Elia n’avait pas toujours l’air de partager cet avis surtout lorsqu’Ambroise léchait ses doigts après avoir servi l’entrée.
Ils dégustèrent le foie gras préparé par Juliette et Elia puis ce jeune veau que Léonce n’avait pas vendu à la dernière foire et gardé pour l’occasion. La sauce au vin blanc avait un fumet délicieux. Et les invités poussaient de grands « Mmmmmmh » ou lançaient des « fameux » pour montrer leur satisfaction.
Quelques couples dansèrent même s’ils manquaient un peu de place dans l’entrée de la salle. Pour cela, Ambroise, soulagé par la fin du service, s’était muni d’un accordéon - un peu grinçant - pour jouer tous les airs qu’il connaissait. Son répertoire était limité mais fit tout de même l’affaire. « Pas meilleur musicien que serveur, ton cousin », chuchota Elia à son mari un peu pompette. Le deuil qu’elle portait rivait Angèle sur sa chaise mais elle souriait doucement, le visage appuyé dans sa main en les regardant.
De temps à autre, il fallait reprendre le contrôle des boeufs. Ne pas trop baisser sa vigilance. Maîtriser en douceur d’aussi puissants animaux relevait d’un savoir-faire presque artistique. Alterner encouragements et ordres, être au contact, moduler sa voix, user avec précision du tocado, Germain faisait presque corps avec ses bêtes.
Au gré d’une accalmie, son esprit glissait alors invariablement au creux l’hiver 34. Il se souvenait de la joie qu’il éprouvait à la perspective de la naissance de son enfant.
Mais le médecin lors de l’une de ses dernières visites s’était étonné de l’ampleur prise par le ventre d’Angèle.
— Je ne serais pas surpris qu’il y en ait deux…, avait-il dit en se pinçant les lèvres en remettant son stéthoscope et ses lunettes dans sa sacoche de cuir. Je n'arrive pas à être sûr cependant. C'est peut-être simplement un bébé de belle taille.
— Des jumeaux, s’était exclamée la jeune femme, reboutonnant son corsage et ne sachant s’il fallait en rire ou en pleurer.
Deux bouches à nourrir au lieu d’une, voilà qui n’était pas prévu et allait sérieusement compliquer le quotidien. Le diable qu’on tirait déjà par la queue avec la présence de Louise risquait de ne pas bien prendre qu’on tirât encore un peu plus fort. Cette hypothèse provoqua de nombreuses conversations familiales.
Il fallait absolument trouver une solution pour Louise et envisager d'autres sources de revenus. Mais lesquelles ? Tous travaillaient déjà tellement et désormais Maurice, le père de Léonce, ne pouvait plus apporter son aide. On l'avait retrouvé gisant dans le couloir de l'étable quelques semaines plus tôt, victime d'une attaque. lI avait été privé de la parole et d'un certain nombre de ses mouvements. La maffre.
Mais les Bourrel avaient toujours trouvé des solutions, su réagir face aux aléas et surprises de le vie. Résolus à y parvenir une fois encore et heureux de la perspective d'accueillir les nouveaux venus, tous attendirent alors la délivrance avec une impatience mêlée de curiosité.
Maurice passait désormais le plus clair de son temps assis sur la caisse à sel près du foyer de l’immense cheminée, les yeux dans le vague, ruminant au sujet du sort qui se montrait si cruel avec lui. La maffre. Mais la prochaine naissance avait fait renaître chez lui une sorte de joie silencieuse qu'on ne lisait que dans son regard.
La neige avait recouvert tout le Lauragais durant une nuit et une journée entières de chutes ininterrompues au début de ce mois de mars 1934. Lorsqu'Angèle ressentit de vives douleurs, Juliette et Elia l'aidèrent à s'aliter tandis que Germain partit à travers champs et aussi vite qu'il le put malgré l'épais manteau neigeux pour prévenir le docteur. Il se souvenait encore, près de dix-huit ans plus tard, de tout, de la longue marche, des glissades involontaires au bord des fossés, de son essoufflement et de son angoisse qui ne faisait que grandir.
Par chance, le médecin était chez lui. Le temps qu'il prît son manteau et ses affaires pour se lancer dans la campagne blanchie aux côtés Germain, la parturiente souffrait déjà depuis plus de trois heures. La neige avait beau commencer à fondre déjà, il lui avait été impossible d'enfourcher sa motocyclette avec laquelle il effectuait ses visites. La route était longue. Louise qui les attendait au bout du chemin, vint à leur rencontre dès qu'elle les aperçut et accompagna les deux hommes en trottinant à leurs côtés jusqu'en Peyre.
— Elle souffre beaucoup mais c'est normal n'est-ce pas, docteur ? répétait-elle de temps en temps sans obtenir de réponse
Le docteur gagna la chambre rapidement, découragea d'un geste les velléités d'Elia qui voulait l'accompagner.
Les Bourrel, assis autour de la table, comprirent pourtant qu'il se passait quelque chose lorsqu'ils entendirent un peu plus tard, le rythme des pas du médecin s'accélérer sur le plancher autour du lit alors qu'on n'entendait plus les cris d'Angèle.
Leur inquiétude grandit encore quand il reparut et que d'un geste, il intima à Elia et Juliette l'ordre muet de le rejoindre. Germain se leva.
— Non ! dit simplement le docteur en tournant les talons.
La jeune Louise essaya de se raccrocher au regard de Germain pour se rassurer mais ce qu'elle y lisait la glaçait bien qu'il demeurât impassible en dehors d'une torsion de ses doigts qui trahissait sa nervosité.
— Mais qu'est-ce qu'il y a ? s'interrogeait l'adolescente à voix basse
C'était un jour d'hiver alors même que le printemps n'était plus si lointain, un jour de neige au goût de cendre. Deux frêles bébés, une fille et un garçon, assoiffés de vie, naquirent En Peyre ; Hélène et Gabriel virent le jour alors même qu'Angèle entrait dans la nuit.
— Je suis désolé, avait seulement dit le docteur visiblement peiné lorsqu'il était reparu.
Germain, à ce souvenir, faisait toujours s'arrêter les boeufs. S'essuyait les yeux. Laissait son émotion se dissiper en vérifiant ce qu'il restait de grain dans le semoir. Puis d'un geste accompagné d'un simple "Allez ! hue !", relançait le travail des bêtes.
Sa vie, décidément, ne ressemblait pas à ce qu'il avait espéré.
A suivre...
Rendez-vous la semaine prochaine pour le neuvième épisode intitulé "Agitation à la borde"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site
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