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S1 - Chapitre 6 - Ferrer les mouches

Photo du rédacteur: Sébastien SaffonSébastien Saffon

Dernière mise à jour : 8 mai 2021

La vie eut tôt fait de reprendre ses marques à la Borde Perdue. On y transposa le quotidien d’En Peyre sans problème et les Bourrel réinscrivirent rapidement les habitudes de travail comme les routines familiales dans leur nouveau cadre de vie. Ainsi les premiers jours de novembre 1951 ressemblèrent à s’y méprendre à ceux du mois de novembre de l’année précédente, ne fût-ce un coin du Lauragais légèrement différent.


— Finalement, ici, c’est pas plus mal ! rabâchait régulièrement Léonce, presque à chaque repas, comme pour s’en convaincre et en persuader tous les autres.


Tout était pourtant semblable ou presque... Car si personne n'avait reparlé de Suzette, la revenante qu'Adrien Mandoul avait convoquée dans son récit à la veillée, elle avait marqué les esprits. Tous y repensaient, surtout le soir, et Elia vérifiait une fois supplémentaire la fermeture correcte des deux vantaux de la porte avant d'aller se coucher se signant même parfois discrètement en le faisant. Seule, Hélène, enthousiasmée par l'auréole de mystère que cela jetait sur la Borde Perdue, avait rapporté à son frère Gabriel les mots du vieil homme avec force détails, peut-être même davantage qu'Adrien n'en donnât jamais. Gabriel partagea aussitôt la fascination de sa soeur pour cette histoire qu'il ne remit pas en doute. Et, rétrospectivement, se sentit flatté d'avoir été le destinataire des assauts répétés sur la porte d'entrée qu'il attribua illico à Suzette. Hélène et Gabriel se promirent en secret  d'essayer d'en découvrir davantage. 


Léonce découvrait son nouvel environnement avec une certaine gourmandise, un enthousiasme que même Elia ne lui connaissait pas. Elle observait cette énergie nouvelle avec un oeil surpris quoiqu’un peu circonspect.


Il s’était ainsi porté volontaire pour conduire le semoir en ligne à réparer chez Etienne Pech, le forgeron de Florac qu’il connaissait pour l’avoir déjà croisé à la foire de Castelnaudary ou de Revel - il ne savait plus très bien - et dont la réputation n’était plus à faire. Un type sérieux et précis - capable de ferrer les mouches, disait-on - mais qui prenait son temps car il aimait la belle ouvrage. « Si les gens en veulent un de plus prompt, il n’ont qu’à le chercher ailleurs, moi je travaille solide, durable et bien fini. » aimait-il à répéter.

Mais les travailleurs, bien qu’empressés à la belle saison, craignant l’orage sur les fenaisons ou la grêle sur les récoltes, prenaient tout de même leur mal en patience car Etienne Pech travaillait très bien et pour un prix raisonnable. Léonce qui l’avait scruté une matinée durant dans son atelier, entre soufflet, enclume et avaloir dans lequel disparaissait la fumée de la forge, confirma ce fait à son retour à la métairie.


Il avait, à cette occasion, croisé Yvon Auriol, le maire du village, qui, se rendant à la maison commune d’un pas leste, l’avait salué avec beaucoup d’emphase et de solennité avant de lui promettre une visite de circonstance pour faire la connaissance de sa famille au complet avec, peut-être même, une délégation du conseil municipal.


— J’espère que tu ne te fais pas remarquer, siffla Elia au repas suivant lorsqu'il rapporta cette rencontre inopinée.

Mais il balaya sa remarque d’un moulinet dans l’air comme on chasse de la fumée savourant son importance nouvelle.

— Et tu crois sérieusement que la maire va venir ici pour saluer des miejaires ? rajouta-t-elle, On m'a dit l'autre jour à l'église qu'il fait beaucoup de promesses et qu'il est orgueilleux à en tomber à la renverse. D'ailleurs il n'a été élu que parce que son beau-frère connaissait quelqu'un à la société d'électricité au moment où ils ont électrifié les campagnes.

— Ce n'est pas rien !

— Ce n'est pas rien mais il n'empêche, ce n'est pas ça qui a amené l'électricité à Florac, Tout le monde te le dira. Il fait beaucoup de raisonnements, s'agite énormément mais c'est tout. Es bavard coma un ase qu'estrena una brida ! (*)


Le lendemain, Léonce avait conduit la nouvelle paire de boeufs au poids public, à l'entrée du village, pour les faire peser. Le maquignon en les livrant quelques heures plus tôt avait assuré qu’il s’agissait de bêtes exceptionnelles. On se méfia comme à l’ordinaire. Des boeufs de sept ans d’un poids total de 1492 kg pour la paire qu’on paya 195000 francs. Il fallut rajouter 60000 francs à la cession des plus vieux, somme à partager avec Bacquier qui avait accepté l’affaire. « Il faut ce qu’il faut… » s’était-il contenté de dire lorsqu’il avait été interrogé sur l’hypothèse.

Des boeufs dociles, solides, bien appairés, pas trop abîmés par les années que Léonce eut plaisir à montrer à quelques villageois oisifs. « Les gens n’ont que ça à faire, les bienheureux, bader les mouches ! Et à cette époque de l’année, il n’y en a pas beaucoup.», s’esclaffa-t-il.


Le jour suivant, il retourna encore deux fois chez Pech pour faire ferrer l’autre paire de boeufs, les plus jeunes, un fer à chaque pied puis pour récupérer le semoir en ligne dont tous les disques avaient été changés et le total fut mis sur le compte de monsieur Bacquier. Sa victoire du jour résidait dans le fait d’être convenu avec le forgeron et maréchal-ferrant  d’user désormais entre eux d’un tutoiement de bon aloi et d’avoir commencé à se donner du Léonce et du Etienne à chaque coin de phrase.

Il profita de ce second voyage pour y abandonner la charrue à bras dont il fallait remplacer une aile trop usée. Etienne Pech voyait d'un oeil méfiant arriver la mécanisation de l'agriculture et ne se priva pas d'en informer Léonce.


— Tu comprends, Léonce, c'est bien joli tout ça mais je passe mon temps à adapter des attelages d'engins jusque là tirés par des boeufs pour les attacher derrière les tracteurs. De la bricole ! Et je ne te parle pas du nombre de timons de charrettes que je dois raccourcir... Tous croient que c'est simple mais les appareils qui ne sont pas conçus pour cela le font savoir très vite, crois-moi ! Mais si je veux continuer à travailler, c'est à ce prix. Et il m'en coûte...

— Je ne sais pas quoi penser. On gagne du temps, il y a moins de peine, je le vois bien et je ne le conteste pas mais on toujours cultivé les terres avec les boeufs. Je ne suis pas sûr que ce soit forcément le progrès qu'on nous dit. J'aimerais bien savoir la différence de rendements... Mais les jeunes ne parlent que de ça. ceux qui n'en ont pas en rêvent... Je vois bien à la maison, Germain n'y cracherait pas dessus si on lui en proposait un... Il a rapporté l'autre jour 

 — Avec le travail (**) installé devant l'atelier, je sais ferrer un animal. Je sais affûter, je sais m'occuper d'une roue de charrette, d'un soc, remettre d'équerre le brabant qu'on a mis de guingois... Là, je dois m'adapter. Et puis, chez nous, le tracteur nous a valu un grand malheur. alors, tu comprends, j'ai de la réticence...

— Un grand malheur, Etienne ? Tu me fais de l'angoisse d'un coup... 


L'autre suspendit un moment son activité, essuya son front d'un revers de poignet. 


— J'ai une fille de trente-deux ans, Solange, qui a un pichon de quatre ans... une veuve et un orphelin depuis que le tracteur de son mari s'est retourné dans un coteau, il y a  deux ans. Un accident épouvantable. Il ne l'avait pas depuis quinze jours., il ne le maîtrisait pas. Il riait quand on lui disait de faire attention, d'être prudent. Et voilà le résultat... Depuis, cette pauvresse vit avec nous et je travaille comme un forcené pour les nourrir.


 



Léonce, été comme hiver, En Peyre comme à la Borde Perdue, se levait juste avant le soleil - il prenait cela comme un défi - et comprenait mal qu'on n'en fît pas autant autour de lui. Aussi, avait-il toujours une paire de sabots de bois à essayer dès potron-minet ou bien se raclait-il la gorge longuement comme pour en évacuer une armée de chats à proximité de la chambre des dormeurs et notamment celles de son fils et son petit-fils. A la Borde Perdue, il suffisait qu'il allât tousser dans le couloir de l'étable juste sous la fenial pour les réveiller, il ne s'en privait  donc pas. 

Ainsi, Germain et Gabriel avaient entamé - de bonne heure - les activités préparatoires aux semis.

Un jour entier à la météo un peu trop humide pour aller dans les champs leur permit de s’installer dans le grand hangar pour ventiler dix sacs d’avoine et commencer à passer le blé au trieur.

Gabriel, dès le lendemain, profita du temps redevenu clément pour entreprendre de passer la canadienne au grand champ près du Moulin du poivre pendant que son père avait attelé une autre paire de boeufs avec la herse pour commencer le long travail aratoire.

Juliette avait dû expliquer à son arrière-petit-fils qu’on ne moulait pas de poivre au moulin du même nom mais qu’il avait été bâti dans un creux du relief et prenait bien mal le vent. Le meunier s’inquiétait tellement, de cette situation que les gens riant de lui disaient souvent « tiens, regarde le molinier qui fait du poivre ! ». Il aurait pu tout aussi bien se nommer le moulin du sang d’encre mais on n’utilisait alors pas beaucoup cette expression dans le coin. N'en demeuraient que le nom et des ruines, un tas de pierre disjointes abandonnées aux herbes folles tel une île perdue au milieu des champs. Comme lui, les moulins du Lauragais, depuis le début du siècle, étaient nombreux à s'être tus et à avoir perdu leurs ailes. 


Louise de son côté était un peu à la peine. Elle avait fort à faire à s'occuper des animaux et leur apporter tout le soin nécessaire : des lapins et volailles aux vaches et boeufs qu'il fallait conduire à la mare plusieurs fois par jour pour les faire boire les bovins se montrèrent désorientés les premiers jours et un peu réticents à leur nouveau cadre mais à force de patience, Louise parvint à les rassurer.

Restaient les repas pour lesquels la vieille Juliette apportait un peu d'aide en surveillant les cuissons et les lessives qu'il fallait organiser de temps à autre. Elle ne ménageait pas sa peine.

Toutefois, lorsqu'elle le pouvait, elle volait un quart d'heure à ses activités pour explorer les environs et le bois en particulier. Il déployait comme une attraction magnétique qui appelait la jeune femme. Elle s'y extrayait de la promiscuité familiale et marchant au hasard, progressait entre les arbres sombres et les buissons mordants. Elle y découvrit avec bonheur quelques maigres cèpes qu'elle rapporta pour la table familiale. Elle prit ce prétexte pour y retourner, Elle avait bien l'anecdote d'Adrien en tête mais le bois ne lui inspirait pas de peur, au contraire, il lui semblait que l'entrelacs de branches et de troncs lui apportait un apaisement bénéfique.


Un matin, Elia, occupée avec Hélène à préparer le local pour le gavage des canards qu’il allait falloir envisager à pareille époque, fut interrompue par la visite des gendarmes.

Ils passaient, affirmèrent-ils, pour leur rappeler de procéder aux formalités administratives nécessaires au changement de résidence. Les deux hommes dont un, le plus petit, arborait des bacchantes soignées ne s’attardèrent pas mais posèrent bien quelques questions, l’air de rien, sur la composition de la famille. L’énumération - un peu longue - que leur fit Elia ne sembla pas les surprendre, ils l’écoutèrent d’une oreille attentive et se montrèrent fort courtois.


— Et c’est pour cette unique raison que vous êtes venus ? les questionna-t-elle, enhardie au bout d’un moment

— Oui, madame, mais c’est important, vous savez, que tout soit clair et en ordre, répondit le moustachu.

Elle n’en voyait justement pas l’urgence - ils n’étaient à Borda Perduda que depuis quelques jours après tout - et se sentit épiée.


— Pour quelle autre raison, pourrions-nous bien être ici ? rajouta-t-il avec un sourire rectiligne qui fendit son visage en deux comme l'aurait fait un fruit trop mûr . Et vous, madame, qu'est-ce qui vous a amenée ici avec votre famille ? Des difficultés avec votre ancien patron ? Monsieur Belloc je crois ? Vous venez bien de Penens, n'est-ce pas ?


Elia, pour une fois, ne trouva rien à dire, bredouilla et devant sa surprise, ils préférèrent prendre congé sans plus insister. Elle demeura un long moment sur le pas de la porte en les regardant s'éloigner et essayait de se persuader sans y parvenir que cette visite était naturelle, qu’il en était toujours ainsi lorsque des métayers s’installaient.


Elle sursauta lorsqu’un long cri strident retentit.



A suivre...


(*) Il est orgueilleux comme un âne qui étrenne une bride

(**) Le travail à ferrer était un dispositif permettant de maintenir les gros animaux (boeufs, chevaux...) lors du ferrage de leurs sabots.


Rendez-vous la semaine prochaine pour le septième sépisode intitulé "Par monts et par... veau"

Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site 

 
 
 

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