Août était passé sans que nul ne s’en aperçût, accaparés qu'ils étaient tous par les tâches de l'été. Les jours raccourcis, les ombres qui s’étiraient au sol chaque jour davantage dessinaient déjà la perspective d’un mois septembre.
Léonce avait à nouveau passé de longues journées à biner la vigne. Il se réjouissait car, grâce à tous les soins qu’il lui avait apportés depuis l’hiver, les ceps portaient des grappes prometteuses qui luisaient sous la lumière. La vendange ne serait pas des plus faramineuses mais probablement meilleure qu’espérée au regard de l’état de la vigne à leur arrivée à la Borde Perdue. Léonce se sentait fier lorsqu’il contemplait un instant les longues rangées vert tendre.
Germain et Gabriel s’étaient lancés dans les labours, les derniers en dehors de quelques parcelles isolées ou malcommodes d’accès, que les bœufs réaliseraient. Gabriel, jeune homme fougueux, s’en réjouissait à grand bruit. Comme si cela devait lui permettre de balayer l’ancien temps qui emporterait avec lui son enfance… Il était un homme désormais et se tournait vers l’avenir d’un regard ferme et décidé.
Un matin de la mi-août, Louise était partie. Presque sur la pointe des pieds. Comme pour ne pas trop soulever d’émotions. Elle avait emporté ses quelques affaires dans un petit sac, en avait laissé d’autres qu’elle reviendrait récupérer plus tard, avait-elle dit. La cérémonie des adieux fut courte, réduite à un au revoir où chacun avait une boule dans la gorge les empêchant de parler et les yeux emplis de larmes. Seule, la vieille Juliette tenait son mouchoir blanc froissé dans sa main. Louise les embrassa tous, les uns après les autres. Elia, le visage fermé, les traits crispés, tentait de dissimuler l’émotion qui l’étreignait. Louise s’attarda dans les bras de Gabriel puis de Hélène, leur promettant de les inviter à Montplaisir dès qu’elle serait bien installée. Il y eut avec la jeune Hélène une sorte de passage de relais tacite. Elle reprenait le flambeau de sa tante à la Borde Perdue pour veiller sur les uns et les autres, s'occuper des animaux et de tant d'autres tâches pour que vive la maisonnée.
Ils la regardèrent longtemps s’éloigner dans la fraîcheur d’un petit matin ensoleillé jusqu’à ce que sa silhouette disparût sur le chemin, derrière le petit bois.
Il n’y eût que Germain pour en ressentir une forme de soulagement. Les dernières semaines, connaissant les sentiments de la jeune femme à son endroit, il avait développé une forme de culpabilité, de honte peut-être, qui le poussait à l’éviter ne sachant comment réagir.
Et puis, depuis sa récente conversation avec Solange, d’autres préoccupations avaient envahi son esprit.
Lorsqu’elle avait ouvert la porte brutalement, lorsqu’il ne s’y attendait plus, la jeune femme ne s’était départi d’un visage de marbre.
Elle l’avait fait s’asseoir dans la petite cuisine et s’était installée face à lui, les mains crispées.
— Je suis ta prisonnière Germain, avait-elle débuté. Enchaînée à toi, désormais et pour toujours alors que je ne le souhaite plus…. à cause de ce tracteur et la peur que j'ai de revivre mon cauchemar...
Des pleurs avaient subitement emporté le reste de sa phrase. Comme l'eût faut un torrent. Elle s’était effondrée sur la table, le visage enfoui dans ses bras repliés tandis que ses épaules tressautaient sous la violence des sanglots.
Germain, hébété et ne comprenant rien à la situation, s’était levé, avait eu un geste de réconfort qu’elle avait repoussé d’un mouvement brusque. Il avait saisi le broc et lui avait servi un petit verre d’eau ;
— Solange, ne pleure plus je t'en supplie.. Veux-tu m’expliquer, s’il te plaît ? avait-il murmuré de sa voix plus douce.
Elle avait essayé de reprendre ses esprits, essuyé ses larmes.
— La fête à Florac, Germain…
— Je t’écoute, ma douce…
— Ce soir-là, tu as renvoyé les enfants un peu avant minuit, tu leur as demandé de rentrer à la Borde avant de me raccompagner ici où tu t’es… un peu attardé…
— Je me souviens, Solange, de ce qu’il s’est passé, avait-il prononcé presque balbutiant. C’était un moment tellement doux et heureux pour moi…
— Il n'a pas été sans conséquences...
Elle baissa la tête et posa sa main sur son ventre...
— Oh Solange... s'était exclamé Germain, surpris et souriant.
Mais elle ne lui avait pas rendu son sourire. Son visage exprimait juste de la panique et de la détresse...
Depuis, ils se revoyaient plus régulièrement mais l'accablement avait pris le dessus dans la tête de la jeune femme et ses sentiments pour Germain semblaient être abîmés. Il espérait que ce ne fût pas de façon définitive mais la complicité des premières semaines, les rires pour trois fois rien, les gestes tendres semblaient bel et bien évanouis. Ils reparlaient mariage, ce serait pour la fin de septembre. Quelque chose de sobre et retenu, étaient-ils convenus, par respect pour la mémoire de leurs époux et par souci du qu'en-dira-t'on.
Mais lorsqu'ils évoquaient cet événement, désormais, Germain ne sentait plus chez Solange que de la contrainte, un non-choix imposé par la situation et le regard des gens. La joie, les enthousiasmes qu'elle exprimait au printemps à la perspective de ces noces n'étaient plus que souvenirs. Satané tracteur qui était venu tout défoncer...
Ce fut aussi le constat que fit Léonce lorsqu'un immense camion vint enfin livrer le TD18. La lourdeur de l'engin et ses chenilles aplatissaient sans pitié herbe, terre, pulvérisaient les cailloux sur son chemin même ceux de belle taille.
— Il ne faudra pas laisser traîner les orteils à proximité ! s'exclama-t-il.
L'engin entrait dans le petit réduit prévu pour lui à quelques centimètres près. On eût dit qu'il avait été bâti pour lui. Le chauffeur avait cependant le plus grand mal à s'en extirper ensuite, faute de place.
Pour l'occasion, Monsieur Bacquier lui-même, flanqué de son fils Guillaume, un adolescent taciturne et de son régisseur Irénée Villal, vint accueillir la modernité entrant dans sa cour en grandes pompes. Ce fut tout juste s'il ne prononça pas un discours.
— On dirait qu'il a vu la Vierge à Lourdes, persiffla Elia entre ses dents.
— Un peu plus et il convoquait la fanfare ! appuya la jeune Hélène
— Je vous demande d'en prendre grand soin. Un engin de ce prix ! recommanda-t-il.
Cette remarque eut pour effet d'agacer Gabriel qui avait levé la langue pour s'insurger mais son père, qui le connaissait bien, lui fit ravaler ses intentions d'un seul regard échangé.
— Bien-sûr, Monsieur, affirma Germain. Nous veillerons sur lui avec autant de soin que nous le faisons pour les boeufs.
— Ah les boeufs, parlons-en. Quand partent-ils donc ?
— La semaine prochaine, Monsieur.
— Rien ne presse pourtant, tenta Léonce.
— Au regard du coût de cet engin, je ne serai pourtant pas fâché de récupérer un peu de mes fonds.
— Pauvres bêtes, soupira simplement le vieil homme.
La semaine suivante, une charrue devait elle-aussi être livrée, celles de la Borde Perdue étant décidément trop peu adaptables et dont les attelages risquaient de casser à la première occasion. Le choix de Bacquier s'était porté sur une charrue-balance bisoc de la maison Carrière-Guyot. Il faudrait aussi apprendre à s'en servir. Le labour, s'il serait plus rapide, mobiliserait deux hommes.
Le vrai drame de Léonce se joua lorsque le ballet des camions amena sur le devant de la scène celui qui venait emporter les boeufs. Lorsqu'il y repenserait plus tard, il se dirait souvent que sa vieillesse avait pris corps ce jour là comme si, d'un coup, elle s'insinuait dans son épiderme gagnant définitivement et en profondeur os et muscles.
Il s'était éloigné de la scène comme pour s'en détacher. Assis sur le petit muret de pierre, il n'en perdait pourtant pas une miette. Lentement, une à une, les quatre bêtes suivirient le plan incliné pour disparaître dans la remorque. Sa gorge se serrait un peu plus à chacun de leurs pas. De son mouchoir roulé en boule, il essuyait les larmes qui roulait sur ses joues burinées et empruntaient les sillons de ses rides pour regagner le sol plus vite.
Bien-sûr, une paire était conservée mais les deux autres allaient disparaître au tournant, le camion s'éloignant. Léonce resta assis sur le muret une bonne demi-heure, les autres ayant compris qu'il fallait le laisser à sa peine, à l'exploration de son chemin intérieur.
— Nous y voilà, conclut-il dans la soirée lorsqu'il eut un peu retrouvé ses esprits. Une étable presque vide, un amas de tôles sans âme sous le petit hangar... Ce qui faisait notre peine de travail mais aussi notre joie, ces bêtes dont on s'occupait avec tant de soin disparaissent de notre quotidien... Elles sont là vos vies modernes...
Gabriel avait de la peine pour son grand-père mails il ressentait, lui, l'appel de ce progrès inéluctable. il sentait bien que sa vie professionnelle dédiée sans aucun doute à la terre lauragaise passerait par les engins mécaniques.
Ce changement le faisait se sentir un homme plus en core que celui d'avoir délaissé ses chimères d'enfant et ses histoires de fantômes.
Ce fut pourtant ce même soir, alors qu'à la nuit tombée il allait vérifier que la porte du petit réduit abritant le TD18 était bien fermée, qu'un hurlement suraigu, strident déchira soudain la nuit et là, près de lui, la forme blanchâtre, quelque peu lumineuse, toujours la même qui disparut à travers les branches. Suzette ? Et si...
A suivre...
Rendez-vous la semaine prochaine pour le trente-huitième épisode intitulé "La vie, Louise !"
Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog
Un grand merci à Laure Pagès pour la photo d'illustration
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