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S1 - Chapitre 18 - Isolement en Lauragais

Dernière mise à jour : 8 mai 2021

Jean Mandoul dénoua le torchon blanc qui flottait mollement dans l'air du matin. Il s'était imbibé du brouillard de la nuit que le vent d'autan venait de balayer. L'homme extirpa ensuite la caisse dissimulée dans la haie. Le message qu'il en tira lui fit comprendre que les événements se compliquaient à la Borde Perdue.

Jean,

je suis bien embêté du dérangement que je vais te causer. Il faudrait bien si tu le veux que tu te rendes à Castelnaudary ou à Revel pour nous acheter 15 kg de chaux vive et même si tu en trouves, du grésyl(*).

A y être, nous aurions besoin d’une bouteille d’huile et d’un peu de sel.

Je te laisse mille francs au fond de cette enveloppe. Si ce n’est pas assez, surtout écris-le moi. Je n’en laisse pas plus de peur qu’un indélicat ne s’en saisisse entre le moment où je le dépose et celui où tu le récupères. Je sais que tu comprendras.

Merci encore

Léonce

En effet, l’état de Robuste le petit veau s’était dégradé rapidement. Comme l’avait laissé entendre le vétérinaire, le docteur Feuillate, les jeunes bovins étaient particulièrement sensibles à la maladie qui pouvait avoir pour eux des conséquences fatales.

Ce fut le cas pour le petit veau si mal nommé. La jeune Hélène sanglota une matinée entière. Des flots de larmes inextinguibles. Et même le réconfort prodigué par sa tante Louise n’y fit rien. Les hommes décidèrent du creusement d’une fosse à bonne distance de la maison pour enfouir le cadavre. Il la fallait de belle taille car le jeune animal depuis sa naissance en novembre s’était considérablement développé. Ils choisirent une parcelle un peu à l’écart entre les noisetiers et le verger. L’entreprise nécessita force et endurance. Si la couche superficielle de terre collait aux pelles, les couches plus profondes – outre les pierres calcaires qu’on en retirait – leur donnaient davantage de mal. Un manche de pelle n’y résista pas. D’un bruit sec sous les efforts de Gabriel il se rompit en deux morceaux ligneux hérissés. Il fallut le remplacer à la hâte par l’un de ceux que Léonce avait confectionné en début d’hiver.

Ce travail de peine prit une journée entière. En fin d'après-midi, on hissa à grand peine, grâce aux quelques forces qui restaient, le corps de l’animal sur la charrette et on mobilisa un bœuf pour l’amener jusqu’à la fosse. Ce fut un drôle de cortège qui s’ébranla ainsi au soir tombant : Léonce menant le bœuf à l’avant et Hélène, Louise, Germain et Gabriel marchant lentement à l’arrière.


Jean Mandoul avait déposé les courses demandées au bas du chemin sous la haie et renoué le torchon. Un employé de Bacquier avait été dépêché avec la voiture pour lui permettre de faire les courses le plus rapidement possible.


Les Bourrel firent basculer le corps de l'animal dans la fosse. Louise poussa de toutes ses forces pour l'accompagner.


— Tu vas te faire mal, Louise, lui dit Germain. Fais attention.

— Laisse-moi, cingla-t-elle sans interrompre son effort.


Ils répandirent ensuite la chaux avec précaution et ensevelirent la dépouille avec de grande pelletées de terre.

Au crépuscule, ils remontèrent vers la Borde Perdue. En silence.




Depuis le début de la quarantaine, on ne dormait pas beaucoup à la métairie et cet événement compliqua sérieusement les choses. Il n'y avait guère que la jeune Hélène et son arrière grand-mère Juliette qui parvenaient à s'assoupir assez vite et encore cette situation les perturbait-elle grandement.


Louise ne trouvait le sommeil que très tard dans la nuit lorsque l'épuisement gagnait enfin la bataille sur ses idées noires. Alors, elle voyait Germain dans ses cauchemars s'éloigner et bien qu'elle criât son nom, il ne l'entendait pas, ne se retournait même pas. D'autres fois, elle se découvrait prisonnière de la vase d'une mare sombre dont elle ne pouvait s'extraire, elle appelait au secours et Germain, depuis la rive, lui souriait mais ne faisait pas un geste pour venir à son secours comme s'il ne percevait pas le danger.

De nuits blanches en journées harassantes, elle maigrissait à vue d'oeil et se rongeait les sangs. Elle pensait à Germain continuellement. Elle ne pensait plus qu'à Germain.


Elia et Léonce quant à eux discutaient fort tard, chuchotant dans la pénombre de leur chambre. La possibilité de perdre des boeufs comme cela avait été le cas pour le petit veau constituait une perspective des plus inquiétantes, une catastrophe pour l'économie de l'exploitation dont ils redoutaient les effets à court et long termes.


Gabriel trouvait que la nuit était du temps perdu. Il se disait que peut-être à l'extérieur de la maison rôdait le spectre de Suzette alors même qu'il était allongé au fond de son lit. Les yeux écarquillés, il essayait de percevoir le moindre bruit. Et il n'avait que l'embarras du choix dans une vieille borde comme celle-là : le cri métallique et enroué des volets grinçants succédait au pas des chouettes sur les tuiles, les planchers craquaient de temps à autre et il percevait distinctement les courses folles des rats ou des lérots entre les épis de maïs stockés sur le galetas. Parfois au loin, un chien saluait la lune d'un long cri aigu et anxieux quand ce n'était pas le vent qui mugissait comme un animal endiablé sous la toiture.


Germain ne dormait pas davantage. Il pestait intérieurement contre cette quarantaine qui était venue mettre un frein à ses premiers échanges avec Solange, contre cet enfermement qui avait empesé brutalement la légèreté qui avait gagné son esprit. Ses pensées dérivaient alors vers la catastrophe financière que pourrait représentait la perte des boeufs et le coup porté à l'avancée des travaux.


Le jour, la situation n’était guère plus favorable.

Sur préconisation du vétérinaire les bœufs étaient donc à l’arrêt. Désormais les six étaient atteints par la maladie à des degrés divers. Apathiques la majorité du temps, ils éprouvaient des difficultés à se sustenter et pire encore à boire. Les pauvres bêtes marquaient alors des signes de douleurs et sursautaient nerveusement. Lorsque Germain leur prodiguait des soins, il veillait à sa sécurité. Un coup de patte aurait pu être des plus graves. Il changeait leur litière avec une régularité consciencieuse, les débarrassait des longs filets salivaires, tentait de les rassurer d’une tape encourageante et leur parlant avec douceur.


Léonce s’impatientait, le temps était clément et les travaux des champs attendaient, faute de pouvoir être entrepris en l’absence de force motrice. pas de hersage, La perspective de la précipitation qui s’ensuivrait l’inquiétait au plus haut point. Il tournait en rond autour de la borde, incapable de se concentrer sur une activité.


Quand il croisait Louise ou Germain, il demandait invariablement « Comment sont-ils ? Mieux ? » quand bien même avait-il posé la question quelques minutes plus tôt.

Les gendarmes venaient ponctuellement pour les prélèvements qu’ils emportaient et demandaient poliment des nouvelles sans plus s’attarder. Un matin, ils restèrent davantage afin de prendre des éléments pour rédiger un rapport sanitaire de la situation.


Juliette, son fichu noué sur la tête, les mains jointes sur les genoux, surveillant la soupe du jour près du feu observait d’un air triste toute cette agitation. Elle ne manifestait pas son inquiétude qui était pourtant bien réelle car elle avait vécu cette situation bien plus tôt dans le siècle et cela avait eu des conséquences dévastatrices sur le cheptel. La maisonnée avait mis des mois à s’en remettre, le travail prenant du retard et l’achat de nouvelles bêtes ayant cruellement grevé le budget familial. Elle redoutait que pareil scénario ne se reproduisît. Alors elle disait des prières, tout bas.


Louise et Germain ne s'adressaient presque plus la parole, mus par une gêne et une distance de plus en plus grandes qui s'installaient entre eux. Les jumeaux, autonomes dans leur vie quotidienne, n'étaient plus un sujet et la santé des boeufs évoluait si lentement qu'elle n'appelait plus de commentaire. Aucun des deux, en somme, ne savait comment s'y prendre pour franchir le mur invisible qui s'érigeait chaque jour un peu plus. L'enfermement à la borde et la limitation des activités auraient pourtant pu être favorables à une explication, un échange ou même une solide une prise de bec... Rien. Au lieu de cela, le silence faisait son lit et les rendait presque étrangers l'un pour l'autre. Si Germain sentait sourdre chez Louise une colère qu'il ne comprenait pas, Louise ne savait pas comment exprimer son désarroi. Alors, l'un et l'autre se réfugiaient dans le mutisme.


Pourtant si Germain avait été plus fin observateur, il aurait pu peut-être comprendre les raisons du désappointement de Louise. Si son esprit avait été moins accaparé par ses amours naissantes, il aurait lu la peine de Louise dans ses yeux.


Il aurait même pu la voir, une après-midi, postée dans le hangar. Elle l'observait lorsqu'il remonta de la boîte de bois au bas du chemin d'où il avait extrait une missive qui semblait l'avoir chaviré. Il l'avait lue et relue, mise dans la poche de sa veste puis ressortie pour la déplier et la relire encore. La joie qu'elle lui procurait plaquait sur son visage un sourire béat à la mesure de la peine que cette scène déclenchait chez Louise.


La jeune femme oubliait à ce moment précis que le printemps revient toujours même après le plus long des hivers.


A suivre...


(*) Cresyl, désinfectant des locaux


Rendez-vous la semaine prochaine pour le dix-neuvième épisode intitulé "Un printemps lauragais"


Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site.

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