29 octobre 1951
A chaque nouveau soubresaut de la charrette, les porcelets poussaient en chœur un bref grognement de surprise provoquant les rires des jumeaux. Le vacarme des roues cerclées de fer sur le chemin de pierre couvrait les conversations et il fallait, lorsqu’on marchait à proximité du convoi, hausser un peu la voix pour réussir à se faire entendre.
Fernand Pujol ne semblait pas remarquer cet inconvénient. Rougeaud, la cinquantaine, il était venu prêter main forte pour le déménagement avec ses mules, son cheval et ses attelages. De sa silhouette bonhomme, marchant en éclaireur, émanait, comme à l’accoutumée, son tonitruant débit. Bavard incorrigible, il commentait chaque pierre, chaque ormeau dépouillé par l’automne, chaque ourlet de genêt, de ciste ou de callune et tous les versants doux des vallons lauragais au fur et à mesure que la caravane les traversait. Personne ne l’écoutait mais de cela, il ne se préoccupait guère et continuait à soliloquer. Nine, son épouse, menait un charreton à l'arrière.
— Vous n’avez pas froid, les enfants ? demandait la jeune femme à intervalles réguliers.
— Mais non, Louise, ne t’en fais pas ! lançaient Hélène et Gabriel, en choeur, d’un ton enjoué pour balayer ses inquiétudes et un peu agacés d’être appelés les enfants à leur âge.
Dans l’air humide, en suspension, flottait déjà la matière d’un hiver à venir, les premières particules d’une froidure presque palpable. S’il eût neigé à cet instant, bien qu’on fût tôt dans la saison, nul n’en eût été surpris. De temps à autre, le vent de cers agitait l’ensemble d'une rafale glaciale contenue par un ciel d’étain, uniforme et bas. Il s’ingéniait à se faufiler au travers des vestes de laine pour venir mordiller les épidermes. Serrant son col, Louise pressait le pas comme pour fuir ses assauts. En vain. Elle n’en surveillait pas moins les périlleux chargements surmontant les cinq charrettes. De temps à autre, elle se rapprochait d’un véhicule pour redresser une caisse, recaler un ballot de linge ou repousser une panière d’osier menaçant de chuter ; parfois levait sa main et d’un cri net faisait stopper l’équipage pour tirer de toutes ses forces sur un cordage un peu lâche à son goût qu’elle renouait ensuite en grimaçant.
— Attends, je vais le faire, proposa Germain deux ou trois fois, prêt à abandonner un instant les trois vaches et le veau un peu apeuré qu’il guidait à grand peine à l’arrière du convoi.
— Je peux, le coupait-elle de façon systématique dans son élan.
Puis, péniblement, le charroi se remettait en branle.
— Je suis en train de me dire, reprit Fernand d’un air badin à l’adresse de Louise, que nous serons encore presque voisins. Neuf kilomètres, tu penses, c’est rien ou presque de nos jours. A peine un petit glissement de terrain qu’on accompagnera d’un petit glissement d’amitié pour entretenir les liens. Je continuerai à venir vous aider et Nine aussi…
— Tu es gentil, Fernand. Et tu sais l’affection que j’ai pour Nine. Bien-sûr qu’on continuera à se voir…
Il parla soudain d’un ton plus grave :
— Mais personne, chez nous, n’a vraiment compris la décision de Germain… Miejaires ici ou miejaires là-bas, qu’importe ? Ça revient toujours à partager la moitié des récoltes, non ? Et la bonne affaire est toujours pour le patron dans l’histoire… Belloc n’est pas le meilleur des hommes mais crois-tu que Bacquier le soit ? Si seulement Germain avait pu négocier un bail à ferme…
— Les enfants auront dix-huit ans avant le printemps. Gabriel, à lui seul, travaille comme deux hommes désormais, il nous faut davantage de surface…
— Cette nécessité, je la comprends mais je vais te le dire comme le je le pense, un peu plus d’embêtements aussi. La terre de Bacquier, tu crois que c’est de la cuisse ? Tout le monde te le dira à Florac. Alors, bien-sûr, il y a le bas-fonds le long du ruisseau du Rioulet, ça oui, c’est du bon mais ça ne compense pas tout le reste, blanc de calcaire, morcelé en petites parcelles accrochées aux flancs des coteaux… Et puis les champs de la Borde Perdue, vous allez pouvoir vous cracher aux doigts pour les rattraper…
— Pourquoi ?
— Parce qu’il y a eu trois métayers qui se sont succédé en un rien de temps et que ce n’étaient pas des habiles ni des vaillants. Deux sont partis d’eux-mêmes et le troisième a été foutu dehors. Vous allez trouver dans les parcelles plus de ravenelles que de betteraves…
— On se relèvera les manches.
— Et puis, cette décision si rapide, tellement inattendue… Germain n’est pourtant pas homme à fonctionner au coup de tête… Il n’en a parlé à personne… même pas à moi… Je l’ai appris au café d’Ambroise.
Il y eut un silence. Elle comprit que Fernand en éprouvait une blessure vive doublée d'une forme de tristesse à les voir s’éloigner. Ils continuèrent à avancer, côte à côte laissant à nouveau toute la place au ronron métallique des roues.
De la troisième charrette, monta alors une injonction :
— Il faut se presser, on n’a pas que ça à faire. La journée va être longue !
— Ah, la vieille, tonna Fernand, y a longtemps qu’on l’avait pas entendue. Ça m’étonnait aussi…
Louise s’assura d’un coup d’œil furtif que cette dernière assertion n’avait pu parvenir jusqu’aux oreilles d’Elia. Calée près d’Hélène, sa petite-fille, un fichu noué sous le menton d’où dépassaient des cheveux d’un gris jaunâtre, la femme de soixante-cinq ans menait son attelage d’une main ferme avec la dextérité que confère l’habitude.
Elle n’avait pas tort en réalité. Une journée. Une journée, voilà le peu de temps dont on disposait pour vider En Peyre de fond en comble, faire place nette et investir la nouvelle métairie. L’effervescence et les préparatifs avaient bien commencé quelques semaines auparavant ; non pas que les Bourrel eussent en leur possession beaucoup d’outillage ni même un riche ameublement pas plus que des quantités inconsidérées d’objets, bien au contraire, tout était réduit à l'indispensable, à l'utile. Mais les mille éléments de la vie quotidienne avaient dû être préparés, répertoriés, emballés, prêts à être chargés à la hâte le matin du jour choisi.
D’ailleurs, Louise, à cette occasion, avait retrouvé des trésors oubliés. Elle s’était émue devant la robe d’Hélène qu’elle avait cousue alors que la petite avait à peine quatre ans et ce petit gilet bleu tricoté par ses soins pour Gabriel âgé alors de cinq ou six ans. Elle n’avait pu se résoudre à s’en séparer. Elle avait aussi remis la main sur ce carnet à la couverture de cuir offert par sa sœur, rapporté d’une foire à Castelnaudary, et dans lequel elle consignait autrefois avec maladresse ses états d’âme. Elle n’avait pu en relire que quelques lignes tant ses gaucheries adolescentes la mirent mal à l’aise. Elle l’avait refermé, d’un geste brusque comme pour s’en préserver, et remisé dans une boîte en carton.
— La voilà ! La voilà ! C’est la Borde Perdue ! s’écria Hélène avec l’enthousiasme enfantin que lui autorisaient encore ses dix-sept ans
La métairie de pierre recouverte de tuiles se dessinait en effet, en haut d’un chemin blanc à peine sinueux, plantée à l’extrémité d’un bouquet d’ormeaux et de frênes nus piqué de chênes verts. Leurs houppiers déjà dégarnis par l’automne pour la plupart, sombres et emmêlés, s’étalaient sur la crête, la recouvrant presque. Près de la bâtisse massive et des hangars, trois ou quatre cyprès se démarquaient en lançant leurs silhouettes longilignes vers le ciel. Un peu plus loin, une parcelle plantée de noisetiers et de quelques fruitiers prolongeait la virgule végétale en s’étirant jusqu’à s’éteindre vers le fond du vallon. Le bois avait été grignoté au fur et à mesure des années par les surfaces cultivables jusqu’à devenir bosquet.
— Attention, attention, Borde Perdue accroche-toi bien, voici les Bourrel qui débarquent ! lança Fernand, faussement léger
Ce nom faisait encore frémir Louise et avait bien suscité quelques débats au sein de la cellule familiale, au début, lorsque le projet du changement s’était soudain dessiné. Mais Germain s’était voulu rassurant : la métairie avait été ainsi nommée, lui avait rapporté Bacquier, le propriétaire, en raison de sa situation isolée. Rien d’autre. Elle était nichée aux abords de ce bois sombre, loin du village et même de toute autre habitation. Cette explication avait semblé convenir et rasséréner les uns et les autres. Du moins, nul n’était-il revenu sur la question…
— Et puis que voulez-vous qu’il puisse encore nous arriver de pire ? On a déjà tout vécu. Totjorn plòu sus banhats* mais au bout d’un temps, le sort se fatigue, avait soupiré Elia, résignée
La motocyclette vrombissante de Léonce Bourrel dépassa le convoi à ce moment précis tirant la jeune femme de ses pensées. Au passage, il fit un petit signe de la main en direction de chacun des jumeaux tandis qu’à l’arrière, cramponnée à son fils, Juliette ne cilla pas, ses quatre-vingt-six ans ne lui accordant aucune imprudence possible.
Louise, détaillant la ferme dont ils se rapprochaient, eut un pincement au cœur : tous, sans se l’avouer, espéraient beaucoup - et peut-être trop - de ce changement de bail et de ce nouveau lieu à investir. Hélène et Gabriel, dans la fougue de leurs jeunes années, piaffaient d’impatience depuis des semaines, ravis à l’idée que suscitaient la nouveauté et l’inconnu. Elia et Léonce n’avaient pas commenté cette perspective mais elle se doutait que quitter En Peyre où ils avaient travaillé et vécu depuis la fin des années 20, constituait pour eux un arrachement en dépit du soulagement de se séparer enfin d’Alfred Belloc, leur irascible propriétaire. Juliette savait que cette borde serait pour elle la dernière, elle l’avait murmuré à Louise qui l’aidait à réunir ses affaires la veille. Germain, comme toujours, n’avait rien dit mais Louise pensait comme lui qu’il fallait partir, qu’il était temps. Aucun autre choix n’était possible.
— La Borde Perdue, se répéta-t-elle à voix basse comme pour s’assurer de la réalité du moment.
A suivre...
* Il pleut toujours sur les mouillés. (Dicton occitan)
Rendez-vous la semaine prochaine pour le deuxième épisode intitulé "Les armoires"
Comentarios